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logis et ces autres figures rechignées qu’il faut conquérir. Bientôt la glace est rompue. Le vin rend les âmes transparentes et dessine les contours des caractères, comme à l’aide de certaines substances on fait reparaître une écriture effacée. Les autorités oublient de flatter leurs voisins pour se complaire dans la redondance de leurs paroles. Les partis hostiles font de petites coquetteries à l’administration. L’amphitryon lui-même se déride. Immédiatement la double rangée de ruraux, par sympathie, montre une quadruple rangée de dents blanches. L’instituteur, qui rêve une école-monstre, se lève et fait un discours : « Oui, messieurs, oui, je le déclare, je suis républicain ! seulement à la manière des anciens Romains. (Stupeur générale.) Je suis pour la république des patrons. (Marques d’approbation dans le camp des ruraux.) Buvons à la santé de notre excellent conseiller général et protecteur… » Le toast est voté par acclamation. Mais le mot de république, adroitement évité jusque-là, jette un froid dans le camp conservateur. Au même moment, la fanfare, largement humectée dans un cabaret voisin, attaque avec furie les premières mesures de la Marseillaise. La foule en dehors trépigne de joie. La réaction se rembrunit. On se sépare un peu brusquement. Le patriarche reste seul en face des autorités et se frotte doucement les mains. Il s’est prêté à une tentative de rapprochement avec les hobereaux du voisinage, et avec tant d’art, qu’elle a complètement échoué.

Voilà le grand propriétaire, avec ses défauts et ses qualités. Pour lui, comme pour les autres, l’influence repose sur des services rendus. Allez au fond des choses. Oubliez vos amusemens futiles. Sous les distinctions artificielles que la civilisation a mises entre les classes, dégagez le fait primitif qui fait de la propriété une véritable association pour la conquête du sol. Vos associés, ce sont les centaines de bras qui s’emploient sur vos terres ; c’est le fermier, que vous avez tort d’abandonner à ses propres forces ; ce sont les petits propriétaires voisins, dont la collaboration vous est indispensable. Si vous pratiquez cette confraternité des intérêts, vous n’avez rien à craindre de la démagogie ni de l’intrigue. Si, au contraire, les neuf dixièmes du territoire français continuent d’appartenir à des citadins ignorans ; si l’aristocratie territoriale ne montre ni esprit de conduite, ni énergie, ni aptitudes spéciales, alors le gouvernement des campagnes lui échappera définitivement et les cultivateurs délaissés se tourneront vers d’autres conseillers.


René Belloc.