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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 70.djvu/425

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autre année en Gothie, s’en allant avant que la besogne fût finie ; eux, l’appelaient et le bénissaient. Et c’est ainsi qu’il a fondé une sorte d’empire, mais disparate, dont les parties ne tenaient pas les unes aux autres. Il n’a certainement pas eu l’idée d’un royaume de France, que personne alors ne pouvait se représenter. Nous qui savons l’histoire et la géographie, nous portons, dessinée dans notre esprit, la carte d’un pays avec ses frontières, et cette carte nous apparaît comme le cadre d’une vie nationale ; mais Clovis ne voyait rien de ce que nous voyons. C’est pourquoi il ne convient pas de faire de lui un fondateur de la monarchie française : de la future France, il n’y avait alors que les montagnes et la plaine, les rivières et les bois, et une matière humaine, qui ne deviendra nation qu’après de longs siècles.

Le vrai titre de Clovis à occuper une grande place dans l’histoire, c’est qu’il a réuni en un peuple les populations franques disséminées sur toute l’étendue de la Gaule septentrionale. De simple roi franc, il est devenu roi des Francs ; il a réuni sous un même chef les porteurs de francisques ; il les a convertis ; il leur a enseigné à respecter les évêques ; il leur a donné, par son alliance avec l’église, le droit de cité dans le monde romain ; il a honoré le nom franc par l’éclat de ses actions. Il a créé ainsi, non pas une nation, mais une force historique. Cette force résidait à l’extrémité de l’ancien empire, aux confins de la Germanie déjà entamée : c’est sur la Germanie qu’elle devait se répandre. Si médiocres chrétiens que fussent les Francs, ils s’attribuaient, en leur qualité de chrétiens régis par des rois glorieux, une sorte de supériorité sur leurs voisins de Germanie, et les évêques leur commandaient de convertir et de conquérir ces païens. L’évêque de Vienne, Avitus, écrivait à Clovis, au lendemain de son baptême : « Dieu a fait sienne ta nation » et il lui marquait sa tâche, qui était « de porter les semences de la foi chez les autres nations encore plongées dans les ténèbres de la barbarie naturelle. » Avitus considérait donc Clovis comme une sorte de monarque universel et le peuple des Francs comme l’Israël du Nouveau-Testament. Cet Israël commettra nombre de péchés contre l’Éternel et il oubliera plus d’une fois les conditions du pacte d’alliance ; mais l’œuvre commencée par Clovis au-delà du Rhin ne sera jamais interrompue. L’histoire préliminaire de la Germanie se termine au règne de Clovis. Le pays des envahisseurs va être envahi à son tour. Missionnaires et soldats y entreront pour y implanter la civilisation chrétienne.


Ernest Lavisse.