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S’il est si facile de trouver l’argent pour ne pas servir, quels hommes consentiront à servir pour autrui ? Ceux à qui l’exercice de leur profession n’assure pas un gain égal à la somme offerte aux remplaçons. Ce sont, d’une façon permanente, les jeunes paysans qui, ne possédant pas de terre, trouvent avec peine à louer leurs bras et mènent, sans espoir d’avenir, la rude existence de domestiques agricoles. Ce sont ensuite les ouvriers des professions qui souffrent et chôment toutes tour à tour, et souvent plusieurs ensemble. Il en est sans cesse d’habiles, de laborieux, d’honnêtes, qui ne parviennent pas à vivre de leur travail, avili par la concurrence. Ils forment dans les villes, où les habitans des campagnes, en quête d’une fortune meilleure, viennent grossir leur nombre, une population pour laquelle l’existence du lendemain est un problème. Le travail libre la repousse, l’état ne lui offre d’autre ressource que l’engagement gratuit dans l’armée, c’est-à-dire une captivité conduisant à la misère. Ils attendent une fortune meilleure, c’est la faim qui vient la première et qui les entraîne au mal. Si le remplacement existe, tout homme a dans sa giberne de soldat sinon un bâton de maréchal, du moins un contrat qui peut assurer son existence présente et la vie des siens pour plusieurs années. Les crises industrielles ou agricoles, les congés et les grèves seront les agens de recrutement. Au moment où ces hommes deviendraient dangereux pour la société, ils seront recueillis par l’armée.

Parmi eux, sans doute, elle en trouvera plus d’un d’une moralité douteuse, mais il ne faut pas craindre pour elle l’influence de ces élémens morbides. Autant ils sont délétères dans la vie ordinaire, autant ils s’atténuent dans la saine atmosphère de l’armée. Elle enlève aux mauvais instincts presque toutes les occasions d’agir, elle les transforme. La discipline devient une conscience pour les natures qui ne trouvent pas en elles-mêmes une règle assez impérative du devoir. Certaines troupes d’Afrique, dans lesquelles nul n’a un passé sans tache, sont admirables de vertus militaires : ces naufragés de l’honneur se sont attachés comme à une dernière épave à leur honneur de soldat. A plus forte raison, l’armée doit-elle s’ouvrir à ceux qui, poursuivis par la misère et sur le point de céder à ses tentations, demandent asile. Ouvrir les portes des casernes, c’est fermer les portes des prisons : avec des hommes qui auraient attenté à l’ordre, l’armée fera des hommes qui le défendront. Et il ne faut pas dire que la société aura pour gardiens des prolétaires, car elle aura créé à ces prolétaires des intérêts à sauvegarder. Elle leur aura donné, avec le capital du remplacement, le commencement d’un patrimoine. Quelques-uns le dissiperont ; mais ceux-là, s’ils fussent restés dans la vie civile, auraient cédé au même esprit de