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de Venise, de Pesth et de Vienne. C’est donc à Serajewo qu’on peut le mieux faire une étude approfondie du mahométisme, de ses mœurs, de ses lois, et de leur influence sur la civilisation. Ce que j’apprends ici concernant les lois réglant la propriété foncière me les fait considérer comme supérieures à celles que nous avons empruntées au dur génie de Rome. Elles respectent mieux les droits du travail et de l’humanité. Elles sont plus conformes à l’idéal chrétien et à la justice économique. D’où vient que les populations vivant sous l’empire de ces lois ont été parmi les plus malheureuses de notre globe, où tant d’infortunés sont impitoyablement foulés et spoliés? Voici comment leur condition s’est toujours empirée. Après la conquête par les Ottomans, le territoire fut, comme d’habitude, divisé en trois parts : une pour le sultan, une pour le clergé, une pour les propriétaires musulmans. Ces propriétaires étaient les nobles bosniaques et les bogomiles convertis à l’islamisme et les spahis à qui le souverain donna des terres en fiefs. Les chrétiens qui accomplirent tout le travail agricole devinrent des espèces de serfs, appelés kmets (colons), ou rayas (bétail). Au début et jusque vers le milieu du siècle dernier, les kmets n’avaient à livrer à leurs propriétaires, grands (begs) ou petits (agas), qu’un dixième des produits sur place et sans avoir à les transporter au domicile de leurs maîtres, plus un autre dixième à l’état pour l’impôt. L’état, ne faisant rien, avait peu de besoins d’argent; les spahis et les begs vivaient en grande partie des razzias qu’ils faisaient dans les pays voisins. Mais peu à peu les nécessités et les besoins des propriétaires s’accrurent au point de les porter à prélever le tiers ou la moitié de tous les produits du sol, livrables à leurs domiciles, plus deux ou trois jours de corvée par semaine. Quand les janissaires cessèrent d’être des prétoriens, vivant de leur solde dans les casernes, et acquirent des terres, ils furent sans pitié pour les rayas, et ils donnèrent aux begs nationaux l’exemple de ces extorsions sans limites. On ne laissait aux kmets que strictement ce qu’il leur fallait pour subsister. Dans les hivers qui suivaient une mauvaise récolte, ils mouraient de faim. Réduits au désespoir par cette spoliation systématique et par les mauvais traitemens qui l’accompagnaient, ils se réfugiaient par milliers sur le territoire autrichien, qui leur donnait des terres, mais qui, en attendant, devait les nourrir. L’Autriche commença à réclamer en 1840. La Porte donna à différentes reprises des instructions aux gouverneurs pour qu’ils eussent à intervenir en faveur des kmets. Enfin, après qu’Omer-Pacha eut comprimé l’insurrection des begs en 1850 et brisé leur puissance, un règlement fut édicté qui sert encore de base au régime agraire actuel : c’est la loi du 14 sefer 1276 (1859).

La corvée est abolie absolument. La prestation du kmet est fixée,