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le travail des officiers généraux qui lui sont le plus dévoués[1]... »

Un dévoûment si soudain ne pouvait rester sans récompense.

Moreau fut appelé, comme maréchal-de-camp, au commandement du département de l’Indre et nommé chevalier de Saint-Louis[2].

On a prononcé le mot de trahison à propos de la capitulation de Soissons. Le général Moreau ne mérite pas le nom de traître, mais l’insigne faiblesse qu’il montra dans son commandement eut les conséquences d’une trahison. « En épuisant tous les moyens de défense, » comme le lui prescrivaient les règlemens, Moreau eût pu tenir un jour de plus. Saint-Hillier, commandant le génie de la place, l’avait dit au conseil de défense, et la commission d’enquête en jugea de même. La résistance prolongée de vingt-quatre heures, une rencontre entre Blücher et Napoléon devenait inévitable. Il est prouvé, en effet, par la lettre de Winzingerode à Blücher, datée du 3 mars, cinq heures du matin, que si la place ne capitulait pas le 3, on levait le siège aussitôt. En admettant même que Bulow et Winzingerode, se ravisant, fussent restés devant Soissons et qu’un assaut donné le 4 dans la matinée les en eût rendus maîtres, l’armée de Silésie aurait dû néanmoins livrer bataille. Bulow n’aurait pu écrire le 3 à Blücher que le pont de Soissons était libre. Conséquemment, Blücher se serait mis en marche sur Fismes et Berry-au-Bac, et c’est le 4, entre Braisne et Fismes qu’il aurait reçu la nouvelle de la prise de Soissons. Il est peu probable que le feld-maréchal, déjà averti par ses éclaireurs de l’approche de Napoléon, eût alors fait rebrousser chemin à toute son armée, contremarche qui ne se fût pas opérée sans confusion et sans perte de temps et qui eût présenté de graves périls en raison d’une attaque imminente des Français. Bien plutôt, Blücher eût refoulé l’avant-garde impériale sur la route de Fismes et se fût hâté d’occuper le plateau. Ainsi, une grande bataille se serait engagée le 5 mars sur le plateau de Fismes, et, selon les probabilités, c’est Napoléon qui aurait gagné cette bataille.

Le bailli de Suffren disait qu’il faut toujours tirer son dernier coup de canon, car celui-là peut tuer l’ennemi. Le dernier coup de canon de Moreau, tiré le 4 mars au matin, des remparts croulans de Soissons, eût peut-être « tué l’ennemi. »


HENRY HOUSSAYE.

  1. Moniteur du 11 avril 1814.
  2. Dossier du général Moreau. (Archives de la guerre.)