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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 70.djvu/616

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REVUE DES DEUX MONDES.

ni changement. Tout ce qui naît du désir des sens, tout ce monde visible n’est qu’un tissu d’illusions. Celui qui saurait le reconnaître ne serait pas plus attaché aux choses que la goutte de pluie à la feuille de lotus. Il pénétrerait dans le monde invisible, dans le monde des causes et dans la paix suprême… Oui, s’écria-t-il, j’ai trouvé le chemin de la délivrance, la voie qui fait que les régions de la transmigration ne sont pas des régions, la voie qui mène à la possession de la science universelle, la voie du souvenir et du jugement, la voie calme et sans trouble, exempte des craintes du démon, qui conduit à la cité du Nirvana. J’irai jusqu’au bout et j’enseignerai cette route aux hommes. »

Cette pensée, jaillissant comme un éclair de son cerveau, illumina pour lui tout l’univers. D’un seul regard il perça les trois mondes concentriques : le monde de la matière où nous sommes, masse épaisse de ténèbres et de douleurs ; le monde astral où se meuvent les âmes, qui s’étend de l’ombre à la clarté en cercles grandissans ; le monde de l’esprit pur qui enveloppe et pénètre les deux autres de sa vie et de son rayonnement, centre et circonférence, cause et fin de tout.

Vision éblouissante, mais courte comme l’éclair suivi de ténèbres épaisses. Car il est écrit qu’un homme ne peut devenir Bouddha, c’est-à-dire éclairé de la vérité suprême, sans subir les épreuves les plus redoutables. Avant de franchir le pas au-delà duquel il sera maître de lui-même et des autres, il faut qu’il repousse l’assaut des plus fortes tentations. Les forces grossières, les vils désirs, les démons inférieurs essaieront encore une fois de lui barrer le chemin qui conduit à la royauté de l’esprit. Et si cet adepte veut être un sauveur de ses frères, un libérateur de l’humanité, il aura contre lui toutes les passions de la terre, toutes les fureurs de l’abîme.

Le soleil s’était couché. Un crépuscule livide envahit la forêt dont les cimes ondulaient.au pied du solitaire. Les arbres se desséchèrent sous un souffle empoisonné, leurs bras nus se tordirent d’angoisse. La vivace forêt était devenue la vallée de la mort. Elle se remplit de fantômes étranges : brahmanes, guerriers, parias et bayadères, demi-chair, demi-squelettes, qui se rapprochaient comme s’ils y flairaient la vie. Quelques-uns marmottaient des prières, tous semblaient inquiets et ces ombres étaient travaillées par la fièvre. Elles se rassemblèrent au pied du monticule et se mirent à crier : « Que fais-tu là-haut, Çâkya-Mouni ? Nous sommes ceux auxquels tu as prêché ta loi. Voilà ce que tu as fait de nous, voilà à quoi servent les Richis et les Bouddhas. La ronde de la vie reprend de plus belle. » Et ils se mirent à danser une danse frénétique avec des ricanemens qui se changèrent en hurlemens de