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on l’appelait la belle Ida, on l’entourait d’hommages, on faisait d’elle le centre et l’arbitre de la vie sociale à Hilton ; puis, en plein triomphe, elle tomba gravement malade; la mort semblait imminente, et, de fait, la belle Ida mourut; la ravissante fille qui s’était couchée sur ce lit de douleur ne se releva pas ; une femme flétrie, défigurée guérit à sa place. Ses amis mêmes ne pouvaient la reconnaître, et rien ne venait tempérer pour elle l’amertume d’une perte irréparable. La disparition de la jeunesse est toujours une pénible épreuve, mais, d’ordinaire, elle se produit graduellement, de telle sorte qu’on s’en aperçoit à peine. Miss Ludington, au contraire, devint vieille sans transition ; elle se pleura, elle se garda un deuil obstiné. Tant que dura sa longue convalescence, elle ne quittait pas des yeux une miniature qui la représentait à dix-sept ans, souriant comme elle ne devait plus jamais sourire ; au reflet insensible de ce qu’elle avait été, la pauvre Ida ne cessait d’adresser des paroles de tendresse incohérentes entrecoupées de sanglots. Vainement ses compagnes s’efforçaient-elles de l’intéresser à autre chose, elle ramenait la conversation sur le portrait qu’elle se plaisait à leur faire admirer, et on l’entendait dire : « — N’était-elle pas belle?.. Le peintre ne l’avait assurément point flattée, » — exprimant ainsi d’une manière presque pathétique, qu’aucun retour sur elle-même ne se mêlait à sa pitié pour la belle morte. Il lui semblait parler d’un être infiniment cher que la destinée lui avait pris, voilà tout. Les atours d’autrefois furent conservés pieusement comme des reliques, puisqu’elle ne devait plus porter que du noir.

Sa santé resta singulièrement délicate ; de plus en plus elle devint étrangère aux plaisirs, aux intérêts d’autrui. Les personnes de son âge se mariaient, elles n’avaient rien de commun avec elle désormais, elles étaient le présent et Ida Ludington restait en arrière, recherchant la solitude et couvrant d’un voile épais son visage méconnaissable lorsqu’elle allait à l’église, le seul lieu où elle ne se sentît pas déplacée. Fille unique, la malheureuse avait perdu sa mère depuis longtemps; son père mourut sur ces entrefaites, et elle n’eut plus à s’occuper de personne. Ses journées se passaient à ranger sa maison en maintenant toutes choses à la même place qu’autrefois, afin que rien ne fût changé au cadre qui avait vu fleurir la beauté d’Ida. Si elle avait pu assurer la même immutabilité au village de Hilton tout entier! Mais c’était impossible. La main du progrès bouleversait ce site pastoral, qui se transformait à vue d’œil en un gros bourg manufacturier. Le chemin de fer y passa, des magasins, des maisons neuves bordèrent les rues méthodiquement alignées. Miss Ludington avait beau chercher en se promenant tel arbre, tel coin de prairie qui jouait un rôle parmi ses souvenirs, elle trouvait à leur place une cheminée de briques