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confusion des batailles, une bannière lumineuse portée par Azraïl, l’ange de la mort, qui détruira jusqu’au dernier de mes ennemis. »

Gordon n’était, pour les musulmans qui l’entouraient, qu’un chien de chrétien. A la vérité, les ulémas s’étaient prononcés pour lui, parce qu’il avait eu soin de leur restituer tous leurs privilèges. Mais quand il représentait aux indécis que le fils d’Abdallah était un imposteur, que les grains de beauté n’ont jamais rien prouvé, qu’au surplus le vrai messie mahométan doit venir de l’est et non de l’ouest, son autorité semblait fort douteuse, et les fakirs comme les derviches de Mahomed Achmet en avaient davantage, lorsqu’ils écrivaient aux commandans des forts de Khartoum : « Est-il possible que des Arabes et des musulmans tels que vous demeurent avec les infidèles, qu’ils obéissent à un homme qui est également étranger à notre pays et à notre foi? » Le journal de Gordon, quand on le lit avec attention, témoigne de ses perplexités. Par instans, sa solitude l’effrayait; il se demandait : « Que suis-je venu faire ici? » Pour faire entendre raison aux partisans du mahdi et les détacher de l’imposteur, il aurait dû leur parler mahométan. C’est une langue qu’il ne savait pas, qu’il ne se souciait point d’apprendre.

Ce mystique avait du bon sens, dont il se servait moins pour agir que pour juger après coup ses actions. Il avait essayé en vain de dégager Khartoum, et de se donner de l’air. Ses sorties furent aussi malheureuses que sanglantes. Désormais il était enveloppé, cerné, et, depuis que Berber s’était rendu, le Nil n’était plus, pour les commandans de ses bateaux à vapeur, qu’un chemin difficile, dangereux, souvent intercepté. Il se recueillit, sentit son impuissance et insista plus que jamais pour qu’on lui donnât un second dans la personne de Zebehr-Pacha, le plus grand négrier du Darfour, dont il avait lui-même dénoncé jadis les brigandages et poursuivi la condamnation. Il était fermement convaincu que ce négrier de grande famille, qui passait pour descendre en ligne droite des Abbassides, était l’homme de la situation ; que ce renard, qui avait désolé tant de poulaillers, savait tous les secrets du Soudan et réussirait par son prestige comme par ses intrigues à semer la zizanie parmi les tribus les plus attachées au mahdi. Il n’avait jamais hésité à se servir d’un coquin, à le prendre pour partenaire; il estimait que tout est bon, même la racaille, pour accomplir les desseins de la Providence, qu’elle n’a point de préjugés, qu’elle ne méprise personne. Il est vrai qu’appeler Zebehr, c’était jouer gros jeu. Il le savait capable de tout, même de le trahir; mais, persuadé que l’homme est un animal essentiellement traître, an essentially trecherous animal, il disait : « Dans mes heures de satanisme, je suis porté à ne me lier à personne; c’est pourquoi j’ai pris le parti de me fier à tout le monde. »

Si hasardeuse que fût cette entreprise, vaille que vaille, ce grand