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vertus si louables que cette facilité d’accès et cette banalité d’accueil ? En même temps qu’un peu de bienveillance ne trahissent-elles pas beaucoup d’indifférence et d’égoïsme aussi? L’ami du genre humain n’est-il pas souvent et uniquement le sien? Mais enfin, histoire ou légende, la bonhomie de Dumas est devenue un trait de son personnage, et ce trait encore n’aidera pas médiocrement à le rendre, comme on dit, sympathique. Et ce sera là la supériorité, si l’on veut, qu’il aura sur plusieurs de ses illustres contemporains, mais ce sera certainement la seule.

Car, pour son œuvre, et c’est à cette conclusion que tout ce que nous en avons dit se ramène, de tant de romans ou de drames il ne se dégage pas même une conception de la vie, et au nom de cet homme qui se vantait d’écrire, bon an mal an, ses vingt-quatre volumes, je ne sache pas une idée que l’on puisse attacher. Peut-être est-ce pour cela qu’il est si amusant, puisque c’est toujours là que ses admirateurs en reviennent. Oui, on le trouverait moins amusant s’il nous faisait penser; on le trouverait presque ennuyeux s’il nous obligeait à réfléchir sur nous-mêmes et sur l’homme. Au contraire, un enfant peut comprendre les Trois Mousquetaires; et de combien de cuisinières Monte-Cristo a-t-il fait les délices? Nous cependant, qui ne sommes plus des enfans, et qui, sans être aristocrates pour cela, ne saurions admettre que le suffrage des gens de maison fasse loi, considérons un peu ce que c’est qu’un auteur amusant et de quel prix, le plus souvent, il lui faut payer cet éloge. Au XVIIe siècle, ce n’était pas Corneille ni Racine que l’on trouvait amusans, ce n’était pas même Molière, c’était La Calprenède et c’était Gomberville, c’était surtout l’honnête Mlle de Scudéri. Sa popularité, malgré Molière et malgré Boileau, dura près de cent ans, jusqu’au jour où l’auteur de Cleveland et du Doyen de Killerine la lui ravit définitivement. A son tour, ce fut lui, Prévost, qui pendant plus d’un siècle passa pour amusant, et non pas l’auteur de l’Esprit des lois ou celui de l’Emile, jusqu’en 1830, c’est-à-dire jusqu’à l’époque où le roman moderne commença d’apparaître. C’est ainsi que Dumas nous amuse jusqu’au jour où Dumas ne nous amusera plus. Et quel sera ce jour, car on peut le prédire? Exactement le jour où un autre « amuseur » nous « amusant » davantage, Dumas, à ceux-là mêmes qu’il « amusait » le plus, paraîtra le contraire d’un auteur « amusant. »


F. BRUNETIERE.