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placement démocratique et quelle somme considérable les compagnies tirent annuellement des vieux bas. C’est le contraire en Angleterre, et même en Amérique, où les obligations de chemins de fer, à raison du chiffre élevé des coupures, sont demeurées un placement de capitaliste, et c’est là ce qui fait en partie dans notre pays la force des grandes compagnies.

Ainsi la terre et les placemens mobiliers absorbent en France une grande part de l’épargne, plus grande assurément qu’en tout autre pays des deux mondes, et ce serait une erreur capitale que de considérer la fortune des caisses d’épargne comme représentant seule le trésor des économies nationales. Pour le paysan, la terre est un placement favori, les valeurs mobilières un placement habituel ; on pourrait presque dire que, pour lui, la caisse d’épargne, à laquelle il verse cependant, ne vient qu’en troisième ligne. La caisse d’épargne reçoit surtout les économies de celui qui vit au jour le jour de son travail manuel : de l’ouvrier ou, suivant une expression déclamatoire qu’on a parfois le tort d’adopter dans le langage usuel, du prolétaire. Que celui-là soit enrégimenté dans quelque grande exploitation, occupé dans un petit atelier, au sein d’une grande ville, ou perdu dans une modeste échoppe au fond d’un obscur chef-lieu de canton, il est nécessairement un peu à la merci des circonstances, et il doit toujours craindre qu’une interruption dans son travail, une réduction de son salaire, un accident survenant à lui ou à l’un des siens ne le mette dans la nécessité d’entamer le petit capital prudemment amassé par lui. Il tient donc avec raison à ce que ce capital ne soit pas immobilisé, à ce qu’il puisse l’avoir sans cesse sous la main, y puiser, y remettre à son gré. L’ouvrier, et par là j’entends l’ouvrier de la petite comme de la grande industrie, et aussi l’ouvrier rural, est donc le client véritable de la caisse d’épargne. Est-ce un client habituel et fidèle ? L’ouvrier français mérite-t-il, sous le rapport de l’économie, les éloges qu’il est impossible de ne pas accorder au paysan ? On ne saurait le dire, et cependant dire le contraire serait également inexact et injuste, tant l’ouvrier français est un être divers et complexe.

Prenons, par exemple, l’ouvrier de Paris. Affirmer que l’ouvrier de Paris est économe, ce serait faire sourire. Comment le serait-il lorsque, de tous côtés, il est sollicité à la dépense, et lorsque les gros salaires qu’il était (jusqu’à ces dernières années) accoutumé à gagner lui permettaient de satisfaire, sans trop compter, ses fantaisies ? Chose singulière, en effet, et bien connue cependant de quiconque a étudié de près les mœurs de la classe ouvrière, celui qui gagne le plus est souvent celui qui épargne le moins. Ses besoins sont devenus plus grands, ses fantaisies plus impérieuses, il prend l’habitude de ne pas regarder à la dépense, et lorsque le travail