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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 70.djvu/885

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— Dieu t’entende !

— Allons, avoue donc que tu as un projet et fais-le connaître, car moi aussi j’ai une idée.

— Pour t’obéir je le dirai. Notre voisin Yani n’est pas riche, mais on ne peut pas dire non plus qu’il est pauvre, puisqu’il gagne autant de drachmes qu’il lui en faut à vendre aux boulangers, pour chauffer leurs fours, les broussailles odorantes qu’il va couper sur le mont Hymette. Pendant l’été, quand l’eau des citernes devient mauvaise, il va encore chercher de l’eau fraîche à la fontaine de Kœsariani et chacun lui en achète. Il est brave, il est honnête, il est bon chrétien. Enfin, j’ai remarqué combien il aime notre fille, qui le regarde à son tour comme un frère aîné. Si Zoïtsa était fiancée à Yani, je crois que je mourrais plus tranquille.

— Nous ferons mieux, femme, et le papas les mariera, car, apprends-le toi-même, j’ai résolu cela depuis longtemps. Zoïtsa n’a que treize ans?.. Eh bien! Yani m’a juré d’être son frère encore... Donc, tu gardes ta fille en attendant que la mort la rende une seconde fois orpheline. Si c’est bientôt, que Dieu la protège et que son mari garde sa parole !

A quelque temps de là, le vieux patriote, sentant sa fin prochaine, fit chercher le papas et lui ordonna de marier Zoïtsa avec Yani. Une table fut apportée auprès du lit du moribond, devant laquelle les fiancés prirent place. Sur un linge blanc étaient déposés les saints évangiles entre deux flambeaux, un verre rempli de vin et un sac de mousseline renfermant des dragées.

Le prêtre revêtit les ornemens sacerdotaux et commença les prières du mariage pendant que les parrains, tenant à la main droite deux couronnes de fleurs d’oranger, échangeaient fréquemment ces couronnes en les posant sur la tête des époux pour montrer la parfaite communauté qui devait désormais les unir.

Les prières dites, quand le papas et les nouveaux mariés eurent bu dans le même verre en signe de communion et qu’on eut distribué les dragées aux assistans, le vieillard bénit sa fille adoptive; il bénit aussi Yani, et tandis qu’il se penchait pour l’embrasser sur les lèvres à la mode grecque, il lui recommanda de ne pas oublier son serment. Alors, une larme brûlante qui tomba sur sa main ridée ayant détourné son attention, il attira sur sa poitrine sa vieille compagne qui pleurait, et, la pressant dans ses bras : « Femme! s’écria-t-il d’une voix forte, je veux que tout le monde sache que jamais tu ne m’as fait un seul chagrin et je veux que tu saches, toi, que jamais je ne t’ai fait une seule infidélité ! » — Après avoir dit cette dernière parole, qui vaut peut-être la plus belle des oraisons