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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 70.djvu/932

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blessés qui revenaient à plein canot : — O mon Dieu, cette journée ! !..

« Et nos prisonniers chinois qui ricanaient tous de les voir remonter à bord. Le commandant a vite donné l’ordre de les renfermer en bas dans la cale, autrement les matelots allaient les jeter à la mer.

« Pauvre M. Dehorter! on lui avait installé un lit, ici sur le pont, entre ces deux épontilles, avec une toile tendue autour pour lui faire une petite chambre.

« Le lendemain, pendant le lavage, je l’ai entendu qui m’appelait à travers sa toile : Yves! — c’était pour me donner la main... Et je me rappelle comme la sienne était brûlante...

« Il est mort là, tenez, dans le fumoir, où on l’avait couché les derniers jours.

« Ensuite, on a mis son cercueil en plomb dans le canot à vapeur pour notre traversée jusqu’en Cochinchine. Une nuit qu’il faisait mauvais, la mer avait manqué l’emporter... »


A mon tour, je conte à Yves la visite que j’ai faite, en passant à Saïgon, à sa tombe toute neuve, que lui n’a pas vue.

Avec d’autres lieutenans de vaisseau de mes camarades, nous étions convenus de nous réunir à six heures du soir devant le cimetière pour faire ensemble cette visite, — c’est loin de la ville ; ma voiture de louage filait pourtant vite, mais j’arrivai trop tard au rendez-vous, moi, — très surmené depuis le matin, n’ayant eu que cette journée pour mille choses. Et me voilà seul dans cet immense enclos où je n’étais jamais venu, au coucher du soleil, cherchant cette tombe d’après des indications vagues.

Tout un monde, ce cimetière de Saïgon, plus grand que ne serait celui d’une ville de 100,000 âmes en France; à lui seul, il en dit très long sur cet extrême Orient... Comme il y en a des croix, des croix, ou de simples bosses de terre envahies par les herbes! Un sol rouge ; des arbres très verts, dorés ce soir par une fin de soleil ; des fleurs tropicales étranges et une quantité de grands papillons, comme ceux des éventails chinois, volant dans ce champ silencieux des morts.

Toutes ces choses exotiques, lointaines, étaient tristes.

J’avais peur de ne pas reconnaître cette tombe. Repartir demain matin de ce pays sans l’avoir vue m’aurait été pénible affreusement. Enfin j’aperçus, derrière des arbustes, là-bas, le groupe de mes camarades, découverts et regardant le sol : c’était là. — Une grande dalle de granit, très simple, mais qui durera un peu longtemps; son nom : Henri Dehorter, gravé en lettres assez profondes.