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de l’Ecole des maris, et Arnolphe ; Crispin, c’est Scapin encore et Sganarelle du Médecin malgré lui ; Lisette, c’est Dorine encore et Toinette ; Éraste, c’est Horace, ou un Cléante, ou un Léandre, ou un Valère quelconque ; Agathe, c’est une Isabelle, ou une Lucile, ou une Angélique émancipée. Pour faire court, supprimez par la pensée trois pièces de Molière seulement : les Fourberies de Scapin en première ligne, M. de Pourceaugnac ensuite, et le Malade imaginaire : que restera-t-il de Regnard ? La conjecture est pour faire peur.

Mais à quoi bon tant de rapprochemens ? À quoi bon dénombrer les intrigues, les scènes, les personnages, les vers empruntés par Regnard à Molière ? Les vers ! M. Th. Reinach, ennemi juré de l’auteur, en pourchasse une douzaine à travers le Légataire ; M. J.-J. Weiss, prince des regnardisans et qui regnardise avec délices, lui en citera bien d’autres, épars dans l’œuvre entière du poète. Sur tous ces francs plagiats, détracteurs et panégyristes sont d’accord. Même ils s’entendent sur un point plus délicat. Les plus modérés parmi les assaillans tiennent à peu près ce langage : « Regnard a pris des formes à Molière ; passe ! Molière, lui aussi, a pris plus d’une forme à ses devanciers ; mais il y versait une matière neuve et préférable à l’ancienne. Regnard, au contraire, ne fournit point de matière meilleure, ou plutôt il n’en fournit aucune ; Regnard, c’est Molière vidé, qui reste vide. — Soit ! répondent les défenseurs : il en est plus léger ! » Ils accordent qu’il n’y a dans les ouvrages de leur favori ni peinture de caractères ni peinture de passions ; même, si quelqu’un est tenté de remarquer des traces de l’une et de l’autre, au moins dans le Joueur, ils l’en dissuadent ; si quelqu’un veut estimer, au moins comme croquis de mœurs, le marquis du Joueur, ou le chevalier du Distrait, ou le Ménechme citadin, ils l’en détournent. Ce n’est pas par là, paraît-il, qu’il faut considérer Regnard ; accepter pour lui ces éloges serait le compromettre ; il serait exposé par cette imprudence aux reproches de gens indiscrets, qui exigeraient de lui davantage. Regnard, c’est Molière soulagé de toute sa substance : à merveille ! Délesté, libre et vif, il s’enlève au-dessus des domaines de l’observation dans le ciel limpide de la fantaisie.

Hé donc ! voyez-vous poindre le paradoxe ? Il est bien vrai que les deux Ménechmes, se succédant auprès d’Araminte, ne demandent pas qu’on les prenne au sérieux : autrement l’un serait M. Alphonse triomphant, et l’autre ne me ragoûterait guère plus, qui accepte les restes de son frère. Ni Éraste, des Folies amoureuses, ni Agathe, ne désirent non plus qu’on les traite en personnes de conséquence : ils deviendraient coupables envers Albert d’un abus de confiance et donneraient le scandaleux spectacle d’escrocs impunis. Sans parler de Carlin, du Distrait, qui serait convaincu de tentative d’empoisonnement, Crispin, du Légataire, et sa commère Lisette et cet autre Éraste