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succulent, savoureux, délicieux ou plutôt délectable : il la tient de bonne tradition française ; il l’a même gardée plus grasse que beaucoup d’écrivains du XVIIe siècle, auquel pourtant il appartient encore ; pour le concret du style, par-delà les cartésiens, il rappelle Régnier. Qu’on l’en félicite donc, pourvu que ce ne soit pas aux dépens de Molière : celui-ci, au gré de M. Weiss, n’a point assez de ces « épisodes fleuris » où l’autre excelle. Mais c’est que Molière est un auteur dramatique et ne s’arrête pas, comme un tourneur d’épîtres, à façonner des morceaux reluisans. Et, d’ailleurs, à combien plus d’idées et combien plus relevées sa langue ne suffit-elle pas !

Poète, ou plutôt bon écrivain envers, et naturellement bon, Regnard l’est sans doute ; quel barbare le contesterait ? Un parfum de style a embaumé pour l’avenir les parades qu’il a improvisées, en veine de belle humeur, sur les traces de Molière, Mais comique, tout de bon, l’est-il ? Qu’est-ce qu’une comédie d’où l’homme est absent ? Regnard, j’imagine, aurait pu l’y mettre ; il avait des yeux pour le voir, il le voyait, si j’en crois quelques traits de ses pièces et quelques passages de ses épîtres ; mais, pour ne point se donner de tracas, pour ne pas attrister son épicurienne demeure d’entre la rue de Richelieu et Montmartre, ou sa seigneuriale résidence de Grillon, il préféra se divertir avec des poupées. On n’est pas comique à si peu de frais : le contemplateur, Molière, en a su quelque chose. Il fut moins heureux, il est moins « gai. » J’avoue cependant que je « me plais » avec lui autant que je « l’admire : » n’est-il pas, celui-ci, vraiment délicieux autant que fort ? Après lui, bien loin après, s’il fallait nommer comme auteur comique un de nos anciens, c’est Marivaux que je choisirais : outre qu’il fut original, s’il ne peignit pas tout l’homme, il peignit du moins avec délicatesse quelques parties exquises de son âme. Mais votre client, monsieur Weiss ! je ne veux pas m’emporter à des représailles : je résiste à la tentation de murmurer que celui qui, d’un cœur sincère, « se plaît » passionnément avec Regnard, celui-là n’ira pas plus loin et u n’admirera » pas Molière ; je consens à me plaire un peu, beaucoup même avec cet aimable compagnon, et je trouve bon que chacun s’y plaise tant qu’il peut. Je dois pourtant constater que, dans cette brève étude, ayant rapproché toutes les œuvres de Regnard et quelques-unes de celles de Molière, nous en avons vu la différence ; et que Molière, par surcroît, a fait de petits ouvrages qui s’appellent, — pour n’en citer que deux encore : — le Misanthrope, Tartufe. Après cela, qu’on fasse tous les éloges qu’on voudra de Regnard, et qu’on se récrée avec lui, si l’on y est destiné, plus qu’avec Molière, mais, comme disent les bonnes gens, qu’on ne les nomme pas tous les deux dans la même journée !


LOUIS GANDERAX.