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REVUE. — CHRONIQUE.

le moment, entre les deux groupes principaux de la république, radicaux et opportunistes, la paix est loin d’être faite. Déjà, au contraire, les hostilités sont ouvertes et cette campagne qui commence, qui va se dérouler de toutes parts, ne laisse pas d’être aussi curieuse qu’instructive, ne fût-ce que pour montrer la stratégie, les illusions, les calculs, les ambitions de ces partis à qui le pays a certainement le droit de demander compte de ses crises morales ou matérielles depuis quelques années. C’est décidément M. Clemenceau qui est l’orateur, le tacticien, le champion et, si l’on peut le dire, le commis voyageur du radicalisme dans cette phase préparatoire des élections. Il y a quelques jours déjà, il était à Bordeaux, inaugurant la campagne par un discours destiné à servir déprogramme. Le lendemain il était à Mâcon, où il s’arrêtait à peine pour parler, avant de se rendre en Vaucluse, dans la petite ville de Cavaillon. Il est prêt à aller partout où l’on voudra, au midi et au nord, pour le parti dont il s’est fait le chef ou le plénipotentiaire auprès des populations qui aiment ce genre de représentation.

M. Clemenceau n’est certes pas le premier venu. Il a l’esprit vif, quoique peut-être peu varié, la parole prompte et nerveuse, la repartie exercée. Il se dégage lestement de toutes les responsabilités compromettantes auxquelles s’est exposé le parti républicain depuis quelques années, et il a une façon hardie de déployer le drapeau de la politique radicale en face de ses adversaires, les importans, les sages, qu’il poursuit de ses traits mordans. Ce n’est pas que M. Clemenceau lui-même n’ait ses tactiques ou ses réserves et qu’il ne paraisse assez préoccupé de se contenir, de calculer ses discours pour la circonstance. Il vise évidemment à garder l’attitude d’un politique. Volontiers il combat les violences, les procédés révolutionnaires. On sent en lui l’homme qui prétend bien rester possible un jour ou l’autre au gouvernement. Il ne désavouerait peut-être pas l’ambition de reprendre le rôle de M. Gambetta dans des conditions un peu plus avancées, si l’on veuf, et, au fond, il a bien aussi sa manière d’être un opportuniste. La difficulté pour lui, et c’est en cela qu’il a besoin de toutes les ressources de sa tactique, la difficulté est de concilier ces réserves du politique, du ministre éventuel, et ces éternels, ces inévitables articles du programme radical, et l’abolition du sénat, et la suppression de la présidence de la république, et la séparation de l’église et de l’état, et l’élection des juges, et les impôts prétendus démocratiques. Lorsque M. Clemenceau harcèle de sa verve violente l’opportunisme, représenté par M. Jules Ferry bien plus que par le ministère, et la politique des expéditions lointaines, lorsqu’il prodigue ses railleries aux abus de domination discrétionnaire, lorsqu’il l’ait la guerre aux budgets démesurés, aux expédions ruineux et aux déficits, il triomphe aisément ; il a le beau