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plus tôt Philippe a obligé la reine à reconnaître Elisabeth pour son héritière !

Cependant les illusions tombent une à une. Philippe est un roc, et, sur ce roc, — elle le dit elle-même, — Marie s’est brisée. Calais est pris et ce coup retentit douloureusement dans son cœur. Elle s’interroge, elle s’accuse : peut-être n’a-t-elle pas versé assez de sang ? Peut-être n’a-t-elle pas brûlé assez d’hérétiques ? Ou Dieu la punit-il d’avoir désobéi au saint-siège pour plaire à Philippe ? Tout le monde la déteste. Elle lit cette haine dans les papiers anonymes qui se trouvent sous ses pas ; elle la lit dans les yeux de ses sujets ; elle la respire dans l’air comme un poison. Elle est près de se haïr elle-même. Elle ne veut plus qu’on la pare ; elle ne veut même pas qu’on relève ses cheveux : à quoi bon dissimuler, sur ses tempes, « l’aube grise d’une vieillesse qui ne viendra pas ? » Pourtant, elle a un dernier accès de coquetterie lorsqu’on lui annonce Feria : car Feria, c’est l’envoyé de Philippe. Apporte-t-il une lettre ? Non, point de lettre. Annonce-t-il, du moins, la venue de son maître ? — Le roi viendra… plus tard. — Plus tard ! Il ne viendra jamais ! s’écrie Marie irritée… Va-t’en : ta mission n’est pas auprès de moi, mais auprès d’Elisabeth. — Et que dirai-je à la princesse, reprend paisiblement Feria ? que lui dirai-je de la part de Votre Grâce ? — Dis-lui qu’elle vienne me fermer les yeux, qu’elle prenne ma couronne et qu’elle danse sur ma tombe ! »

Elle demande alors un couteau à l’une de ses suivantes. La jeune fille hésite : « Sotte ! crois-tu que je veuille mettre mon âme en péril en tuant mon corps ? » Puis elle se tourne vers le portrait du roi d’Espagne : « Je ne veux pas, dit-elle, qu’il me regarde ainsi ; je ne veux pas qu’il me voie dans mon désespoir, vieille, misérable, malade, incapable d’être mère ! » D’un coup de couteau elle crève la toile, et s’écrie en sanglotant : « O Dieu ! mon Philippe ! J’ai tué mon Philippe ! » — À ce moment, on entend le peuple crier au dehors : « Vive Elisabeth ! »

Harold, au jugement de certains critiques, est mieux conduit que la Reine Marie, et je ne serais pas surpris d’apprendre qu’ils étendent cet éloge au drame de Racket. En effet, ces pièces sont plus régulières et moins confuses. Elles ressemblent davantage à nos défuntes tragédies : on y trouve des confidens, des monologues, des a parte, dans le goût de Lemierre et de Luce de Lancival. La populace n’a plus la parole, et les dialogues poissards, imités de Shakspeare, ont disparu. Les héros meurent eux-mêmes sur le théâtre et non par procuration. Ces qualités négatives nous laissent froid. Que-nous fait l’unité de ton là où manquent l’unité d’intérêt et l’unité d’action ? Des deux sujets qui s’entre-croisent dans Harold, un seul,