Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 71.djvu/14

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Tout était calme, calme, cette nuit-là; la lune un peu voilée, l’horizon très profond du côté du sud. Du côté du nord, au contraire, dans la direction de cette sépulture, des nuages épais s’étaient posés sur les eaux, y faisant traîner des ombres, comme des écrans immenses.


La mousson qui nous avait poussés mourut bientôt aux approches de l’équateur, et, un soir, la pointe du royaume d’Achem nous apparut dans de la lumière dorée. Alors, sur l’eau encore plus chaude, les premières jonques se montrèrent avec leurs voiles plissées comme les ailes des chauves-souris : nous arrivions dans l’extrême Asie, nous entrions dans l’enfer jaune.

Et à Singapour, sous les grandes plantes équatoriales, commença autour de nous l’immonde grouillement chinois, l’agitation simiesque des yeux tirés aux tempes, des têtes rasées et des queues.


Rapidement nous sommes remontés dans cette mer de Chine, poussés par la mousson de sud-ouest.

Oh! cette arrivée au Tonkin, par un temps sombre et sous des torrens de pluie!.. Ce jour-là, je relevais, encore très faible, d’une insolation, la seule maladie sérieuse de ma vie, qui m’avait mis à deux doigts de mourir. C’était le matin, de bonne heure ; mon matelot Sylvestre, qui me veillait, me voyant ouvrir les yeux, me dit : « Nous sommes arrivés au Tonkin, cap’taine ! » — Notre navire marchait toujours, mais, en effet, par mon sabord ouvert, je voyais vaguement passer des choses d’une invraisemblance tout à fait neuve : de gigantesques menhirs gris, sortant partout de la mer. Il y en avait des milliers qui défilaient les uns après les autres; c’était comme un monde de pierres-debout formant des avenues, des cirques, des dédales ; une Bretagne démesurément agrandie et surchauffée, — par un feu latent, car le ciel était plus noir qu’un ciel d’hiver sur le pays celtique. Je crus que j’avais le délire encore, que je voyais des choses imaginaires, un pays dantesque, et j’essayai de me rendormir.

Mais non, c’était la baie d’Ha-Long, tout simplement, une région d’un aspect assez unique sur la terre. — Cela ne dure pas, une insolation, quand on n’en doit pas mourir; le lendemain, je pus reprendre mon service et m’assurer que ce pays était réel.


Puis nous quittâmes cette rade pour l’entrée de la rivière de Hué. Les événemens se précipitèrent sous l’écrasant soleil. Il y eut la prise de Thuan-an, les trois jours de bombardement et de combat. Et après toutes ces agitations, la paix du séjour à Tourane commença pour nous. Une paix morne, accablée de chaleur, une paix