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de Corfou. Ses entretiens introduisent, à chaque instant, le jeune souverain dans un monde inconnu ; ils échauffent cette âme ouverte par la nature aux inspirations héroïques ; ils charment et pénètrent doucement cet esprit, avide, comme celui de tout demi-barbare, de lumières nouvelles. Ni l’heure des repas ni la nuit même ne parviennent à suspendre un échange de pensées de jour en jour plus intime. Soliman fait asseoir son favori à sa table ; il exige qu’on dresse le lit d’Ibrahim à côté du sien. La douce et féconde union ! L’empire en ressent d’heure en heure le bienfait. Elle dure depuis six ans : puisse-t-elle, pour le salut de la chrétienté, ne pas être éternelle !

Ce n’est point assez de construira des galères, de fondre des canons : pour garder le haut rang qu’occupent dans le monde la marine et les armées ottomanes, il faut devancer toutes les nations dans l’art compliqué de la guerre. L’arc et l’arbalète ont fait leur temps : sur mer, comme sur terre, la victoire appartiendra désormais aux armes à feu. Par la voix de son grand-vizir, Soliman ordonne que chaque galéasse soit armée d’un basilik du calibre de 80 livres, que chaque galère subtile en porte un du calibre de 60 ou de 48. L’arsenal de Constantinople fournira en outre aux janissaires embarqués 600 arquebuses à croc : c’est l’arme qui vient de vaincre à Pavie. L’habile inspirateur de la politique ottomane avait depuis longtemps pressenti qu’il ne fallait qu’un chef audacieux à la marine du sultan pour qu’elle devînt promptement maîtresse absolue de la mer. Ce chef, il l’eût vainement cherché ailleurs que parmi les corsaires barbaresques : les Turcs proprement dits n’ont jamais eu le sens marin. Les ressources de l’empire étaient immenses ; il suffisait de savoir les mettre en œuvre. Malheureusement Ibrahim n’était plus à Constantinople, quand Khaïr-ed-din, mandé par le sultan, y arriva. Le grand-vizir venait d’être envoyé en Syrie pour y préparer la grande expédition qui devait aboutir à la conquête de Tauris, puis bientôt après, — l’année suivante, — à la conquête de Bagdad. Son absence rendit du cœur aux envieux et aux mécontens. « Était-il sage, disaient ces Osmanlis de vieille roche, de confier le commandement de la flotte à un corsaire, quand le sultan avait autour de lui tant de généraux éprouvés, tant de pachas blanchis sous les armes ? Donnez les galères à ce pirate sans foi ni loi, à cet aventurier né d’une mère chrétienne, il disparaîtra un beau jour avec nos vaisseaux. » Ces murmures ne laissaient pas d’ébranler peu à peu la résolution encore mal affermie du grand-seigneur. Aucun des prédécesseurs de Soliman ne lui avait donné l’exemple d’une semblable dérogation aux coutumes invétérées de la Sublime-Porte ; aucun ne se fût hasardé à infliger aux marins du Bosphore l’affront devant lequel ne reculaient pas les conseils du grand-vizir.