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c’était, au contraire, très solide entre nous deux, que nous étions très attachés l’un à l’autre.

Au milieu de la nuit noire, ils s’entassaient dans les canots qui les emportaient. Un cliquetis d’armes, des adieux à voix basse ; pas de cris ni de vivats, un vrai départ tranquille de braves ; — puis, plus rien que le bruit du vent et de la mer, et sur eux qui s’éloignaient, l’obscurité profonde de cette nuit d’orage. Où s’en vont-ils tous et quels sont ceux qui ne reviendront pas ?..


J’ai dormi deux heures sur ce départ, jusqu’au moment où un timonier est entré dans ma chambre et m’a dit, en allumant une bougie, cette phrase éternelle qui depuis tant d’années me poursuit : « Cap’taine, il est minuit moins le quart. » Alors j’ai vu s’éclairer toute la compagnie alignée de mes bouddhas, me donnant, dès le réveil, le sentiment de l’exil, de l’extrême Asie. Je me suis levé triste, le cœur serré, pour faire le quart sur un bateau à moitié vide.

Quart de nuit au mouillage, par temps redevenu calme ; rien à faire.

« Factionnaires à l’appel ! » — On me répond qu’il n’y en a plus. C’est juste, j’oubliais ; il me faut toute sorte de combinaisons pour en trouver.

Quand ils sont à leur poste, je prends pour me distraire un livre nouveau de Leïla-Hanum, que des amis de Paris m’ont envoyé parce qu’il parle de Stamboul.

Pas de chance, moi qui ne lis jamais ; je tombe justement sur un passage, — charmant d’ailleurs, — qui me cause une angoisse de souvenir :

« … Nedjibey voilée s’en alla seule à Sultan-Achmet ; c’était un matin de printemps, la saison fraîche où l’on vend à tous les coins de rues les fleurs parfumées des jonquilles… »

Oui, en effet, je me rappelle… tous ces marchands de fleurs et ce frais printemps. — C’était précisément la saison où il m’a fallu quitter le pays turc… Et voici que la phrase douce de Leïla-Hanum vibre lentement dans ma tête comme le son d’un glas lointain. Oh ! mon départ de Stamboul ! Comment dire ces impressions-là, si complexes, où tant de choses étaient mêlées : l’affreux déchirement de notre amour, la tristesse morte de cette grande ville de l’Islam ; et ce charme du printemps qui arrivait, ce vent tiède qui semait par les petites rues désertes les fleurs roses des pêchers… Ces dernières journées avant l’appareillage, ces heures de grâce, ces dernières courses d’adieu dans ce Stamboul où le printemps naissait, où les fleurs des jonquilles se vendaient à tous les coins de rues, répandant partout leur odeur suave…