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pas croire que ces règles et ces usages aient été inventés dans le dessein avoué de chagriner nos goûts, de contrarier nos habitudes. Ceux qui les ont institués il y a quelque quatre mille ans ne songeaient guère à nous. Il est bon de savoir s’étonner ; mais ce n’est que le commencement de la sagesse.

Il est à remarquer que les voyageurs qui n’ont fait que toucher barres en Chine professent d’ordinaire un suprême mépris pour l’empire du Milieu, qu’ils s’écrieraient volontiers : « Est-il bien possible d’être Chinois ? » — Ils ont découvert qu’en Chine l’homme et la femme sont jaunes, que le jeune chien, le rat musqué et les nids d’hirondelles y passent pour les mets les plus délicats, pour un souverain régal, que tous les alimens y sont frits à l’huile ou bouillis à l’eau, que la cuisine y est exécrable, quoique le divin maître-queux, Low-Man-Ke, y ait écrit un Manuel du parfait cuisinier en trois cent vingt volumes. Ces mêmes voyageurs, aussi prompts que décisifs dans leurs jugemens, nous ont appris que les Chinois ont la fâcheuse habitude de se débarrasser de leurs enfans, surtout de leurs filles, par des procédés qui manquent de douceur, bien qu’à la vérité on ait quelque peine à concilier cet usage avec le prodigieux pullulement de la race, avec l’habitude qu’ont les Célestes de se marier très jeunes et de prendre des concubines pour être plus certains de laisser après eux des enfans qui honoreront leur mémoire. « Il m’est arrivé, écrivait spirituellement le colonel Tcheng-Ki-Tong, d’entendre à Paris derrière moi une vieille femme qui disait en me désignant : « Voilà un Chinois ; qui sait si ce ne sont pas mes sous qui l’ont racheté ? » Elle n’avait pas, fort heureusement pour moi, son titre de propriété très en règle, sans quoi j’eusse été sans doute exposé à lui payer l’intérêt de ses sous. Toute bonne action ne doit-elle pas rapporter ? » — On a tenté aussi de nous faire croire que toute Chinoise de conduite légère était livrée à la discrétion d’un éléphant, lequel, après l’avoir fait servir à ses plaisirs, l’écrasait sous son genou. Le colonel Tcheng-Ki-Tong a remarqué à ce propos que, somme toute, il y a peut-être moins d’éléphans en Chine qu’en France, qu’à peine en trouve-t-on deux ou trois dans les ménageries de Pékin. Ce seraient à ce compte des éléphans fort occupés.

En revanche, les voyageurs qui ont séjourné longtemps en Chine s’accordent presque tous à reconnaître que, si étrange qu’elle puisse nous sembler, la civilisation chinoise n’est point méprisable, qu’une fois l’étonnement passé, elle mérite d’être étudiée de près et jugée de sang-froid, que les fils de Han sont nos maîtres en agriculture, que leurs maraîchers sont incomparables, que leurs négocians sont peut-être les plus avisés du monde, que telle tête de mandarin qui nous fait rire cache des trésors d’ironique sagesse, que si le Chinois a une façon toute particulière d’entendre la vie, il joint d’habitude à ses