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payer ; il attendra sûrement dans tous les cas les élections pour savoir quelle attitude il doit prendre avec les Anglais. Il s’est cru un moment intéressé à aider la France dans des entreprises ruineuses, et il n’a pas tardé à lui faire sentir l’aiguillon, en lui rappelant par ses journaux, au cas où elle serait tentée de l’oublier, que rien n’est changé. Aujourd’hui c’est l’Espagne qu’il froisse et qu’il irrite dans le sentiment de ses intérêts, dans son orgueil, en mettant la main sur ses possessions lointaines. M. de Bismarck, dans l’ardeur de ses ambitions coloniales, ne craint pas de se faire de ces querelles qui ne l’inquiètent guère, tant qu’il a son alliance centrale, l’alliance de Gastein, de Skierniewice et de Kremsier, — qui sont cependant quelquefois imprudentes, ne fût-ce que parce qu’elles accoutument tout le monde à se défier de cette prépotence aussi lourde que peu scrupuleuse.

Qui se serait douté que les Espagnols auraient bientôt leur tour dans cette chasse aux colonies, qu’on se réveillerait si vite au-delà des Pyrénées de ce rêve d’une alliance possible entre l’Espagne et l’Allemagne ? Ce qu’il y a de plus curieux, c’est qu’il n’y a que quelques mois, le chancelier de l’empereur Guillaume réunissait lui-même un congrès à Berlin, tout exprès pour créer un code international applicable aux conquêtes coloniales, pour tracer les conditions et les règles de la prise de possession des îles, des continens inoccupés, et presque aussitôt, il a eu tout l’air d’oublier son propre code ; par ses agens qui courent les mers, il a étendu la main de l’Allemagne sur quelques îles de l’océan oriental, non loin des Philippines, dans le petit archipel des Carolines. Les Allemands croyaient sans doute trouver la place vide, et M. de Bismarck se préparait à invoquer la maxime tutélaire du Beati possidentes. Malheureusement la place n’était pas vide. Les Espagnols ont des droits ou des prétentions traditionnelles sur les Carolines, auxquelles ils ont donné leur nom, qu’ils considèrent comme leur domaine. L’Espagne fait remonter ses droits au XVIe siècle ; qu’elle ne les ait pas toujours exercés d’une manière bien effective, elle ne les revendique pas moins énergiquement, et elle prétend ne pas les céder. Elle se défiait évidemment, puisqu’il y a quelque temps elle avait inscrit dans son budget une certaine somme pour l’occupation des Carolines, pour le traitement d’un gouverneur militaire, et elle avait même décidé l’envoi d’un bâtiment de guerre avec quelques troupes ; les agens de l’Allemagne l’ont devancée, — et voilà la guerre allumée ! Il ne s’agit, bien entendu, pour le moment, que d’une guerre de polémiques, de discours et de manifestations populaires. Le fait est que l’invasion des Carolines a provoqué au-delà des Pyrénées, à Madrid et dans les provinces, une véritable explosion de fierté nationale. Elle a été ressentie comme une injure par tous les partis, qui se sont rencontrés dans un même sentiment de patriotisme offensé. Des généraux ont renvoyé à Berlin les décorations qu’ils avaient reçues l’an