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chrétiens n’étaient pas aussi forts encore qu’ils se plaisaient à le dire ; mais ils l’étaient beaucoup déjà, puisqu’avant qu’il se fût écoulé un siècle, Constantin crut politique de passer de leur côté.

En tout cas, lorsque les événemens ne se mettaient pas, comme à la mort de Décius, au service de leurs rancunes, il leur restait la ressource de se promettre la vengeance dans une autre vie et ils y comptaient en effet. A l’exemple encore de Tertullien, Cyprien leur étale le spectacle de cet avenir, un avenir tout prochain où justice leur sera faite ; où les bourreaux d’aujourd’hui seront livrés à leur tour à tous les supplices et le seront pour l’éternité. Il n’égale pas, il est vrai, l’énergie des tableaux de Tertullien, et cette ivresse de joie furieuse qu’on y respire[1]. Tertullien est un indépendant qui n’avait pas charge d’âmes et qui était seul à répondre de la fougue de son tempérament. Cyprien est un évêque qui doit se garder des excès, et le christianisme avait fait, d’ailleurs, assez de progrès pour qu’il pût se dire que parmi ces infidèles, ennemis et maudits aujourd’hui, il y en avait dont il pouvait être demain le pasteur. De là le retour éloquent qui fait succéder tout à coup la charité fraternelle à l’invective : « Pensez à vous, tandis que vous le pouvez encore. Nous vous offrons l’avertissement de notre bienveillance et de notre sagesse comme un présent salutaire. Et comme il ne nous est pas permis de vous haïr et que nous ne sommes amis de Dieu qu’en nous abstenant de rendre le mal pour le mal, nous vous pressons, tandis que vous en avez le loisir et qu’il reste encore à ce monde quelque temps à durer, de faire satisfaction à Dieu et de passer de la nuit profonde de la superstition à la lumière de la religion véritable. A votre haine nous répondons par l’amour, et en récompense des tortures et des supplices que vous nous apportez, nous vous montrons la voie de salut. Croyez et vivez, et après nous avoir persécutés dans le temps soyez heureux avec nous dans l’éternité. »

Dans la plupart des actes des martyrs, on voit un préfet qui, d’une part, effraie le chrétien amené devant lui par la menace des peines et l’appareil des tortures, et, de l’autre, pris de pitié lui-même pour ce malheureux, tâche à le ramener en lui étalant les joies de la famille à laquelle il ne tient qu’à lui d’être rendu, et toutes les douceurs d’une existence paisible et honorée. C’est le même procédé que Cyprien emploie ici en sens inverse, essayant tour à tour d’épouvanter ceux à qui il parle par la perspective de la damnation et de les séduire par l’image d’une félicité infinie. Mais la tâche du préfet semble facile, car le présent est là, qui entre dans

  1. Voir la péroraison féroce du livre des Spectacles.