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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 71.djvu/30

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qu’à l’ordinaire, me demandant tristement si ce ne serait pas pour la dernière fois...

C’est qu’un paquebot, passé hier, m’a apporté un ordre bien inattendu de rappel à Paris. La Corrèze est le transport qui me ramènera en France; en revenant d’Ha-long, elle s’arrêtera à Tourane le temps de me prendre, — et on nous annonce son passage pour demain! — Toujours précipitées, les choses de marine.

A deux heures, nous sommes rentrés dans notre baie de Tourane, où la mer est tranquille. Alors, au plus vite, il faut faire ses malles. Tout est sens dessus dessous dans ma chambre. Des caisses, mandées en hâte au Chinois Vert, arrivent dans un sampan, et Sylvestre se démène, ayant très chaud; ils sont trois autres qui travaillent sous ses ordres à des emballages compliqués, s’étant mis tout nus pour être plus à l’aise.

La-nuit vient et me trouve prêt. Prêt à suivre ma destinée et à dire adieu à mes pauvres compagnons d’exil. Je les regrette bien tous... Et je m’endors assez tard, bouleversé par ce changement brusque dans ma vie.


Samedi, 15 décembre 1883.

Éveillé de grand matin par un gabier qui chante sous mon sabord un vieil air de Bretagne, très monotone, d’une tristesse d’autrefois. Temps calme, pur, exquis, de plus en plus rare en cette saison, en ce pays des nuages et des averses. Les montagnes irisées, la mer très bleue ; c’est bien le resplendissement doux, la vraie limpidité profonde des tropiques, et cela repose, après ces coups de vents et ces pluies.

Plus rien à faire; j’ai remis mon service, mes malles sont fermées, Sylvestre a fini d’emmailloter mes Bouddhas et mes magots, qui sont en tenue de voyage, prêts à me suivre.

Je crois que, dans ma vie surmenée, je n’avais encore jamais connu de départ si calme. Tout le jour, je veille l’horizon, l’échappée sur le large, guettant cette Corrèze qui va venir me chercher, — et rien ne paraît, rien que la peuplade des jonques aux ailes blanches.

Shang-Hoo, le « Chinois vert, » arrive sur le soir pour prendre congé, dans un superbe costume de soie brochée qu’il a reçu de Canton pour la saison fraîche.

Quand le soleil baisse, il fait presque froid et on a parfaitement la sensation de décembre. Pas de Corrèze ; encore une nuit à passer dans cette baie, entre ces sombres montagnes qui m’ont tenu prisonnier durant cinq mois et que sans doute je ne viendrai jamais