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lui-même : « Éloigne de moi ce breuvage ; toutefois, non ma volonté, mais la tienne[1]. »

Il me semble que nous voyons assez bien comment les choses se sont passées. Cyprien a hésité à fuir, soit qu’il craignit d’être trouvé, soit qu’il ne désespérât pas d’être épargné en restant tranquille, soit qu’il ne voulût pas compromettre ceux qui l’auraient reçu, soit enfin qu’à cette date, et après qu’il avait rempli si longtemps un si grand rôle, il ne jugeât plus la fuite digne de lui. Il ne put se déterminer, ni trouver une de ces inspirations qu’il était habitué à regarder comme une révélation de Dieu même. Il hésita jusqu’au jour où il fut surpris, suivant l’expression de Pontius.

Le proconsul n’était plus malheureusement celui qui, l’année précédente, avait eu pour lui tant de ménagemens et d’égards. Le nouveau proconsul, Galerius Maximus, un malade, qui mourut peu de jours après, voulait en finir. Je poursuis le récit de Pontius.

« Il se présenta donc (Cyprien) assuré dès lors de voir réglé ce qui avait été remis jusque-là ; il se présenta, l’âme ferme et haute, avec la gaîté sur le visage et le courage dans le cœur. Mais remis au lendemain, il revenait du prœtorium à la maison du princeps, quand tout à coup le bruit se répandit de tous côtés dans Carthage que cette fois on avait fait comparaître ce Thascius qui, outre son éclatante célébrité, était connu de tout le monde par le souvenir du dévoûment qui lui avait fait tant d’honneur (lors de la peste de Carthage). On accourait de partout à un spectacle, glorieux pour nous par le sacrifice fait à la foi, mais, pour les gentils, spectacle vraiment douloureux. Remis dans la maison du princeps, on l’y retint prisonnier toute la nuit ; mais cette prison n’avait rien de rigoureux ; tous, tant que nous étions, ses commensaux et ses amis, nous passâmes ce temps avec lui comme d’ordinaire, tandis que tout son peuple, craignant qu’il ne s’accomplit durant la nuit quelque chose qu’on lui dérobât, veillait devant la porte. Au lever du jour, il sortit de la maison du princeps (il était lui-même le princeps du Christ et de Dieu), et il fut environné de tous côtés par la multitude des gens de toute sorte qui marchaient avec lui. C’était une armée innombrable qui lui faisait cortège, comme si elle s’était levée pour repousser la mort et pour la mettre en déroute…

« Quand on fut arrivé au prœtorium, le proconsul ne paraissant pas encore, on lui donna une chambre pour se retirer. Là il s’assit, tout en sueur de la longue marche qu’il avait faite, et il se

  1. Marc, XIV, 14, 16.