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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 71.djvu/314

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premier, depuis les apôtres, qui eût été ce qu’il a été. Aussi haut, en effet, qu’on remonte la succession des évêques de Carthage, on n’en trouve aucun qui, bien que saint et prêtre, ait atteint à l’honneur du martyre[1]

Une telle scène grandit celui qui meurt autant qu’elle rapetisse ceux qui tuent. En lisant ce récit, nous prenons en pitié toute cette majesté officielle : le proconsul, les personnes sacrées des empereurs, les dieux romains, les lois saintes, et quand le magistrat annonce que par ce sang qu’il fait couler la discipline va être raffermie, nous admirons une si énorme méprise ; nous voyons clairement que le lendemain le christianisme a été plus fort que la veille. Cinquante-cinq ans après la mort de l’évêque de Carthage, la religion nouvelle était celle de l’empereur.

Un temps n’est pas bien éloigné où les successeurs de Cyprien seront les maîtres du monde ; et cette domination durera des siècles. Cependant elle aura un terme, et quand ce terme sera venu, l’église à son tour sera dupe de la même illusion où avait vécu l’empire ;

  1. Un autre récit, que j’ai déjà cité, celui qui s’ouvre par un extrait des Actes proconsulaires (Ruinart, p. 216), présente, quand on le compare à Pontius, quelques additions et aussi quelques divergences ; je ne relève que les plus intéressantes. D’abord l’auteur marque la date romaine de l’exécution de Cyprien, qui répond, dans notre calendrier, au 14 septembre 258. Il donne, sur la présence des vierges à la veillée de la nuit précédente, un détail que j’ai relevé ailleurs (p. 150). Quand le juge et l’accusé sont en présence, il leur en fait dire un peu plus long que n’a fait Pontius : « Le proconsul Galerius Maximus dit à l’évêque Cyprien : C’est toi qui es Thascius Cyprianus ? L’évêque Cyprien répondit : C’est moi. Le proconsul Galerius Maximus dit : C’est toi qui t’es déclaré le papa des impies. L’évêque Cyprien répondit : C’est moi. Le proconsul Galerius Maximus dit : Les saints empereurs ont ordonné que tu sacrifies. L’évêque Cyprien dit : Je m’y refuse. Galerius Maximus dit : Prends garde à toi. L’évêque Cyprien répondit : Fais ce qui t’est prescrit ; dans une cause si juste, il n’y a pas à délibérer, » II développe aussi les considérons de la sentence : « Galerius Maximus, ayant conféré avec son conseil, prononça péniblement la sentence (il était malade) à peu près dans les termes suivans : Il y a longtemps que tu vis en impie, que tu as réuni autour de toi des hommes engagés dans une affiliation abominable, que tu t’es constitué l’ennemi des dieux romains et des lois saintes, et nos princes pieux et saints, les augustes Valerianus et Gallianus et le noble César Volusianus, n’ont pu te ramener à leur religion. C’est pourquoi, étant convaincu d’être l’instigateur et le porte-étendard des plus odieux attentats, tu serviras d’exemple à ceux que tu t’es associés dans le crime, et ton sang raffermira la discipline. Après ces paroles, il lut sur la tablette : L’arrêt est que Thascius Cyprianus sera exécuté par le glaive. L’évêque Cyprien dit : Dieu soit loué ! » Un peu plus loin, on lit que sur le lieu même de l’exécution, Cyprien ordonne de remettre à l’exécuteur 25 pièces d’or. « Il se banda lui-même les yeux, mais n’ayant pu se lier les mains, Julianus, ancien, et un autre Julianus, son diacre, lui rendirent ce service. » Son corps fut enterré dans un terrain voisin (et non reporté à Carthage), pour éviter l’intervention des gentils, mais avec une grande solennité et avec accompagnement de torches et de flambeaux. — Ce récit n’indique pas que le bourreau ait eu peine à frapper. Il mentionne que le proconsul mourut peu de jours après.