Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 71.djvu/362

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Merge, Tiber, vilulos animosas ultor in undas,
Bos cadat inferno victima magna Jovi[1].


La nuit aussi, en secret, dans les chancelleries bien closes, les envoyés des puissances, ceux de Venise, de Naples, de Ferrare, de Milan, de la Savoie et de Florence, écrivent en toutes lettres le nom qu’on n’ose point prononcer.

Cependant, que fait César ? Il allait partir ; c’est même à la suite du repas d’adieu donné par la Vannozza, sa mère, à tous ses enfans, que le duc de Gandia, seul, la nuit, dans les ruelles de Rome, a été assailli, entraîné, puis garrotté et mis à mort. César attend, enfermé dans son palais de Borgo San Angelo ; il joue aux dés avec ses familiers, propose des énigmes aux poètes et prépare pour le couronnement les habits somptueux et les riches livrées qu’il veut marquer au sceau de son élégance. Plusieurs fois, il tente de voir le pontife ; celui-ci persiste dans sa réclusion ; sa douleur est immense ; depuis le mercredi 14 jusqu’au samedi suivant, il a refusé de prendre toute nourriture et ne cède qu’avec peine aux supplications du cardinal de Ségovie. On dirait une revanche de la nature qui veut montrer l’homme sous le monstre. Anéanti, Alexandre s’est présenté au consistoire, s’accusant publiquement d’avoir été un objet de scandale ; et il vient de demander pardon à Dieu et aux hommes en promettant de réformer les mœurs du Vatican. Dans cette assemblée solennelle, ses déclarations sont étranges et les manifestations de sa douleur prennent une forme hyperbolique. « Si nous avions sept trônes, dit-il aux cardinaux qui l’entourent, nous les donnerions pour la vie du duc. » Pendant cinq semaines entières, du 14 juin au 22 juillet, il refuse de voir son fils ; et pourtant, c’est le moment où un père, frappé dans ses affections, épanche sa douleur dans le sein de ceux qui lui restent. Enfin, comme Naples attend le légat, celui-ci part le 22, et, à moins que le cardinal de Valence ne soit venu la nuit, en secret, recevoir ses dernières instructions, Burkardt, qui ne quitte pas le saint-père depuis le meurtre de Gandia, ne peut attester une seule fois la présence de César au Vatican. Le 10 août, celui qui sera le dernier roi de la dynastie d’Aragon reçoit la couronne des mains de Borgia, et, le 6 septembre, le légat rentre à Rome en grande pompe : spectacle plein d’angoisse pour ceux qui savent le mot de la sanglante énigme, et pour

  1. Le distique de Sannazar, « le Virgile chrétien, » est aussi à citer :

    In Alexandrum VI Pont. max.

    Piscatorem hominum ne te non, Sexte, putemus ;
    Piscatoris natum retibus ecce tuum.