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Comment Cassandre ensuite vient tenir son rôle de Chimène et réclamer justice ; comment Ladislas se soumet d’avance au châtiment et comment Venceslas le promet, on pouvait le prévoir. Mais ce qu’on ne prévoyait guère, c’est par quels ressauts l’intérêt, qui menace de tomber, est relevé plus haut jusqu’à la fin ; ni cette fin surtout, l’une des plus surprenantes, l’une des mieux justifiées pourtant et des plus véritablement sublimes qu’il soit donné de contempler à la scène. Ladislas est amené en présence du roi :


Venez-vous conserver ou venger votre race ?
M’annoncez-vous, mon père, ou ma mort ou ma grâce ?
— Embrassez-moi, mon fils. — Seigneur, quelle bonté ! ..
— Armez-vous de vertu, vous en avez besoin…
— S’il est temps de partir, mon âme est toute prête.
— L’échafaud l’est aussi, portez-y votre tête.


Après cette incertitude où nous sommes restés, comme Ladislas lui-même, sur sa perte ou son salut, nous estimons qu’il est perdu, que la pièce va finir banalement par la punition du méchant, et que Venceslas se tiendra satisfait d’avoir joué les Brutus. En vain nous savons que, par un artifice, il est possible que le duc demande sa grâce : comment le roi l’accorderait-il ? Il l’accorde pourtant, ou du moins il la procure par un moyen grandiose encore qu’il soit subtil. Absoudre le coupable, il ne le peut :


La justice est aux rois la reine des vertus,
Et me vouloir coupable est ne me vouloir plus.


Mais il abdique en sa faveur : qui donc jugerait un roi ?


Soyez roi, Ladislas, et moi je serai père.


Que ce dénoûment nous étonne, nous chétifs, à qui l’idée de la royauté, de son élévation, de son privilège et de sa vertu propre n’est plus toute présente, il est possible ; mais notre étonnement est de l’admiration, comme devant un beau coup de foudre ; plus fort sans doute que celui des contemporains de l’auteur, il est suivi peut-être, et presque aussitôt, de plus d’estime encore ; la réflexion ne fera ensuite qu’affermir cette estime.

En commençant de méditer sur cette dernière beauté de l’ouvrage et sur celles qui précèdent, nous acclamons Rotrou ; nous rappelons ses interprètes : M. Paul Mounet, qui prête à Venceslas la majesté de sa voix et une diction qui s’améliore ; M. Monvel, un débutant, le petit-fils du compagnon de Talma, chaleureux, distingué, destiné au succès dans des rôles où il faudra plus d’agrément que de force ; un autre débutant, M. Segond, plus vigoureux, mais dont l’articulation doit être