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point fait partie en province de la troupe de Molière. Il y entra seulement à Pâques 1659 pour y recueillir l’héritage du jeune premier Joseph Béjart, mort au mois de mai de l’année précédente, et prendre possession des rôles de Lélie dans l’Étourdi et d’Eraste dans le Dépit amoureux ; le 18 novembre, il créait dans les Précieuses ridicules celui qui porte son propre nom. Il est donc nécessaire de recourir aux conjectures pour remplir l’intervalle compris entre ce début et la première jeunesse du comédien. On veut, et c’est assez vraisemblable, qu’il soit né à Amiens, vers 1640, d’un « capitaine du château de Nanteuil, » Hector Varlet, et de Marie de La Grange, sa femme; il aurait donc eu tout au plus vingt ans lorsqu’il devint le camarade de Molière. Selon Diderot, trois motifs seulement « chaussent aux comédiens le socque ou le cothurne, » savoir « le défaut d’éducation, la misère et le libertinage, » car le théâtre, dit-il, « est une ressource, jamais un choix. » De ces trois motifs, admettons pour La Grange les deux premiers, le troisième lui étant, comme on le verra, aussi étranger que possible, et joignons-y la vocation, dont l’auteur du Paradoxe sur le comédien aurait pu tenir compte. Resté orphelin de bonne heure, avec un frère et une sœur, et à peu près dépouillé de son patrimoine par un tuteur infidèle, il entra dans une troupe de campagne avec son frère Achille, sieur de Verneuil, comme il était lui-même sieur de La Grange ; enfin, présent à Paris pendant le carême de 1659, à l’époque de l’année où se faisaient les engagemens de comédiens, il profita des changemens survenus dans la troupe de Monsieur, pour y entrer en même temps que du Groisy et sa femme, Jodelet et son frère L’Espy, au moment où en sortaient du Fresne et le couple du Parc.

Si la troupe de Molière était « stable, » plusieurs de ses membres ne gardaient à leur chef qu’une fidélité relative : ils le quittaient pour lui revenir, après des fugues plus ou moins longues à l’Hôtel de Bourgogne ou au Marais. La Grange, au contraire, modèle de constance et de suite, se trouva fixé dès le premier jour ; la troupe où il entrait, le chef qu’il se donnait, l’emploi dont il prenait possession, il leur resta attaché jusqu’à sa mort. Amoureux il était au début, amoureux il était encore à la fin, et, durant les trente-deux ans de sa carrière théâtrale, tous les rôles de son emploi écrits par Molière, il les incarna et les tint, selon leur esprit, sans y ajouter ou y retrancher, à la hauteur de tous. D’autres comédiens ne peuvent être qu’eux-mêmes et portent leur nature dans tous leurs rôles ; de gré ou de force, ils les réduisent ou les étendent à la me sure de leur talent ; ils s’en servent au lieu de les servir. Rien de pareil avec La Grange ; conservant aux siens leur caractère propre,