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rien du bellâtre, rien du fade Léandre de l’ancien théâtre. On se rappelle, d’autre part, le portrait à la plume, si curieux et si complet, que l’auteur des Entretiens galans faisait de lui en même temps que de Mlle Molière, sa partenaire habituelle. A propos du Bourgeois gentilhomme, il louait avec enthousiasme sa bonne mine, la richesse et le goût de ses costumes, sa tenue en scène, enfin le charme de sa voix. Que n’avons-nous un semblable compte-rendu de toutes les créations faites par La Grange! Ce serait, avec un excellent commentaire du théâtre de Molière, la meilleure analyse des différens types d’amoureux comique au XVIIe siècle. On aura remarqué, en effet, qu’ils y sont tous, ou presque tous. Or, depuis que la Comédie-Française existe, la plupart des acteurs qui ont tenu l’emploi de jeune premier se sont classés en deux catégories : les grands et les petits amoureux. Cantonnés dans l’une ou l’autre par les bornes de leur talent, ils ont presque tous essayé d’en sortir, et de passer du petit au grand ou du grand au petit. Ambition très naturelle ; mais il est sans exemple qu’ils n’aient pas été remis à leur vraie place par le résultat de leurs efforts. Cette nécessité de nature n’a pas cessé de se vérifier de nos jours : tel nous paraît réaliser l’idéal du rôle dans Horace de l’École des femmes, Dorante du Menteur, tout le répertoire de Marivaux et de Musset, qui se montre insuffisant dans Alceste, don Juan, le comte Almaviva. La Grange, au contraire, parcourut avec un succès égal toute la gamme de l’amour, divin et princier, noble et bourgeois.

Si l’on veut le voir travaillant sous la direction de son maître, il faut ouvrir cet Impromptu de Versailles qui nous apprend tant de choses sur Molière directeur et chacun de ses comédiens. Ce qui frappe dès le début, c’est le contraste de l’attitude de La Grange avec celle de ses camarades. Ceux-ci ont beau aimer et respecter leur chef, ils n’en sont pas moins comédiens, c’est-à-dire de tous les êtres les moins disciplinés. Plein de ses prétentions, chacun d’eux les étale avec un égoïsme naïf, et chicane sur ce qu’on lui demande, tandis que le pauvre Molière s’épuise à vaincre leurs mauvaises volontés. Les femmes, surtout, ne tarissent pas de récriminations. Or, dans ce groupe turbulent, La Grange est réservé et discret, homme de sens et de mesure. Molière veut faire jouer une pièce qui n’est pas sue, et ses acteurs de protester à l’envi : ils n’auraient pas tout à fait tort, n’était la nécessité de satisfaire la cour et le roi. « J’en voudrois être quitte pour dix pistoles ! » clame le bon du Croisy. « Et moi pour vingt coups de fouet, » enchérit Brécourt. La Grange, lui, dégageant ce qu’il y a de légitime dans ces résistances, s’est contenté d’observer doucement : « Le moyen de jouer ce qu’on ne sait pas ! » Les criailleries apaisées,