Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 71.djvu/617

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aller, je ne dis pas son enthousiasme, mais son idolâtrie pour celui qui a su conquérir ses bonnes grâces. De plus, en présence d’un véritable danger, La Grange était plein de décision et de sang-froid. Une après-midi de novembre 1691, un capitaine au régiment de Champagne, le sieur Sallo, ivre, et accompagné de quelques amis dans le même état, veut entrer sans billet et blesse grièvement d’un coup d’épée un exempt du lieutenant-criminel. Une fois dans la salle, il fait un tel vacarme, que La Grange doit interrompre les acteurs, venir à la rampe et demander au public s’il voulait que la représentation suivît son cours. On répond de continuer. Mais, à peine les acteurs ont-ils repris la scène, que le capitaine entre en fureur, leur ordonne de se taire, les menace de les tuer à coups de pistolet, arrache les chandelles de la rampe et les leur jette à la tête, finalement, les met en fuite. La Grange paraît alors pour la seconde fois ; sans s’inquiéter du forcené, il présente au public les excuses de ses camarades pour leur retraite involontaire, puis « il demande si quelqu’un est mécontent et si on se plaint de la troupe. » On lui crie que non, on l’applaudit et les acteurs reparaissent. Sallo tire alors l’épée, saute sur le théâtre, chasse les acteurs, lance des coups au hasard à travers les décors, enfonce le plafond pour couper les lustres de l’avant-scène, crie des extravagances, blasphème, déclare qu’il se moque, ou l’équivalent, du roi et.de ses ordonnances, etc. Troisième apparition de La Grange, toujours aussi calme ; il passe devant Sallo, sans avoir l’air de soupçonner sa présence et déclare qu’on va rendre l’argent. Cela fait, il s’occupe du capitaine, qui s’est engagé dans le couloir des loges, et par une manœuvre habile, il le fait reculer jusqu’à un petit escalier sans issue, où le concierge du théâtre s’empresse de l’enfermer. J’emprunte ces curieux détails à l’enquête de police, publiée, dans ces dernières années, par M. Émile Campardon.


IV.

On est aujourd’hui prodigue d’épithètes enthousiastes envers le Paradoxe sur le comédien de Diderot. La plupart de ceux qui le rencontrent sur leur chemin se croient obligés de marquer au passage leur admiration pour ce livre « génial ; » il est, à les entendre, plein d’idées, hardies en leur temps, mais devenues du nôtre des vérités indiscutables. Dans ce même dialogue, on prétend trouver le dernier mot, ou peu s’en faut, sur l’art du comédien. Il serait plus juste d’y voir simplement ce que l’auteur y a voulu mettre, un paradoxe, et un paradoxe qui tient plutôt de la gageure poussée jusqu’au bout que du désir de remplacer une opinion banale et fausse