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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 71.djvu/776

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encore une fois en ma vie, et de retrouver en vous l’ami tendre et vrai près duquel j’ai passé de si douces heures et que je n’ai jamais cessé de regretter. »

C’est au beau temps de l’amitié, de la jeunesse et des rêves que nous rapporterons l’anecdote racontée par Garat : Rousseau, Diderot et Grimm s’enflammant un jour d’un projet de voyage en Italie, à pied, à frais communs, avec une bourse où chaque mise ne devait être que de cent louis et avec la carabine sur l’épaule pour défendre au besoin la bourse. On passait le Genis ou le Saint-Bernard, on poussait jusqu’au fond de la Calabre. On plaisantait d’avance sur les aventures que devait faire naître l’intempérance de paroles de Diderot, et dont le pauvre Rousseau devait être la victime. « Je riais alors comme eux, disait Jean-Jacques, mais depuis j’y ai réfléchi. » Le malheureux faisait remonter jusqu’à ces plaisanteries de jeunesse les complots qu’il croyait ourdis contre lui.

La note la plus fâcheuse pour Grimm, à ce moment de sa vie, est son intimité avec le comte de Frise lui-même. Besenval, qui avait beaucoup connu ce dernier, qui se vante d’avoir été dans sa plus étroite confidence, qui se donne même pour le complice de ses intrigues galantes, n’en a pas moins laissé un triste portrait. La mère de Frise, la comtesse de Cosel, ayant été fille naturelle d’Auguste II, l’électeur de Saxe et le roi de Pologne, Frise se trouvait être neveu du maréchal de Saxe. Il dissipa très jeune une grande fortune et eut recours à la protection de son oncle, sous les ordres duquel il servit. Présent à la prise de Maestricht, ce fut lui qui fut chargé d’en porter la nouvelle au roi. Doué d’une figure agréable et d’un vif esprit, il se distinguait malheureusement par les raffinemens de dépravation que personnifient les héros de Richardson et de Laclos. La galanterie n’allait plus, dans ce monde-là, sans la cruauté, sans le plaisir de désoler, de flétrir les victimes d’une odieuse stratégie. Besenval, qui, je le répète, avait trempé dans les complots de son ami, ne peut s’empêcher de prononcer, à cette occasion, les mots de méchanceté et de noirceur. Il est vrai que le même écrivain, à la mort de Frise, avait vanté en vers la magnanimité du défunt et « les mille vertus » qui paraient sa jeunesse. On regrette pour Grimm que tel ait été son hôte et son protecteur. Son nom figure justement dans une lettre du comte, et mêlé, il faut le dire, à une plaisanterie à la fois profane et libertine.

On voit assez bien, en somme, ce que pouvait être Grimm à cette époque de ses débuts à Paris : spirituel et séduisant, car il réussit très vite; bon compagnon, mais gardant un certain quant-à-soi ; souple au besoin, mais exerçant de l’ascendant autour de lui ; c’était déjà Tyran le Blanc. Je suppose qu’il imposait malgré lui à Rousseau,