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II.

Cette incubation durait depuis 1854, elle avait traversé des fortunes diverses. À cette heure éloignée, la jeune république argentine, en possession d’une tranquillité relative, venait d’emprunter aux États-Unis leur constitution éprouvée déjà par un siècle de prospérité. Le général Urquiza en gouvernait une partie importante. Il eut le premier la pensée de recruter en Europe, pour mettre en culture ses immenses domaines personnels, des colons agriculteurs, les aidant, à leurs débuts, de ses propres ressources, les établissant sur des terrains fertiles qu’il leur vendait à long terme. Ces premiers colons, venus de Suisse, de Savoie, du Béarn, furent établis le long des rives de l’Uruguay ; ils ont constitué, dans la région platéenne, le premier groupe d’agriculteurs européens qui devait servir de prototype aux centres agricoles du pays, que l’on appelle des colonies.

Ce nom est justifié par leur organisation. Elles se sont semées peu à peu dans diverses parties de la plaine et sont de vraies colonies étrangères sur la terre argentine. Toutes, formées d’émigrans venus pour coloniser, dans le vrai sens du mot, elles ont, depuis trente ans, implanté l’agriculture dans la république, conservant, chacune chez elle, les mœurs, les usages des pays respectifs qui avaient fourni leurs premiers habitans.

Ce système de cantonnement des agriculteurs dans certaines régions, qui ne sont ni plus favorables ni moins que les autres, n’était pas prémédité. Le premier groupe qui s’établit sur la rive du Parana devait servir de modèle, sa destinée a été de devenir en même temps un foyer de rayonnement autour duquel se sont groupées soixante colonies semblables taillées sur le même patron : villages sans clocher et sans agglomération centrale, composés de fermes échelonnées régulièrement le long d’avenues interminables et droites de 50 à 60 mètres de large, au milieu de cultures divisées en carrés de 25 hectares.

Au début, ces colonies ont été fondées par les gouvernemens de provinces, suivant l’exemple donné par le général Urquiza ; elles le sont aujourd’hui par de grands propriétaires qui profitent de la force acquise sans prendre le plus souvent d’autre peine que celle de diviser leurs domaines en carrés d’égale dimension, de les numéroter, et de les offrir en vente à des prix beaucoup plus élevés que ceux qu’ils obtiendraient pour l’ensemble. Mais les années de début furent pénibles et le succès se fit longtemps attendre aux premiers