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statisticiens, se sont pris de passion pour ces groupes étrangers de producteurs qui font sortir du sol leur fortune et celle, autour d’eux, de nombreuses entreprises commerciales, industrielles, de transport ou de banque qu’ils enrichissent vite. Il nous souvient d’avoir entendu un des hommes d’état les plus considérables de cette république embellir un discours de ce dithyrambe : « Si, disait-il, la lune possède des astronomes, ils ont dû être surpris de constater que cette partie de la terre, sur laquelle ils n’ont pas manqué de diriger leurs télescopes, avait changé de couleur et pris celle de l’or que lui donnent les épis mûrs. » Il n’est pas un colon qui n’ait applaudi ces paroles de l’ex-président de la république, M. Sarmiento. Comment y verraient-ils une exagération, ceux qui ont tant de raison de tirer vanité, en même temps que profit, d’un progrès qui est l’œuvre exclusive de leurs efforts individuels ? Ils sont heureux et avec raison de voir les premiers d’entre les Argentins trouver à recueillir quelque gloire dans des créations dues tout entières à des étrangers : nous avons pour notre part quelque satisfaction à constater que dans cette région prédominent les mœurs, les usages de notre pays, en même temps que la langue générale y est la langue française.


IV.

Nous sommes ici, en effet, dans un pays européen, transplanté de toutes pièces sur la terre d’Amérique ; on dirait une province de France, située sur une frontière où les langues des pays voisins, quelques-uns de leurs usages ont pénétré, où la religion protestante se mêle à la catholique; c’est à peine si, par quelque côté, les mœurs locales et la loi du pays font sentir leur présence. Dans ces plaines où les habitations se perdent au milieu des cultures, où rarement on en trouve plusieurs groupées ensemble, la vie de famille individualisée est le prototype social, établi sans parti-pris, mais par une sorte de nécessité de milieu. C’est là une conséquence naturelle de la division uniforme de la terre en exploitations rurales de même destination et même étendue, toutes généralement de 100 hectares comprenant quatre concessions, établissant des distances égales entre chaque famille de colons. Sur soixante colonies, on ne compte guère de villages. Celui d’Esperanza est à peu près le seul. Aussi sert-il de lieu de réunion, de marché général où l’on vient de loin, où le dimanche carrioles, breaks et voitures de tous genres amènent les colons ayant quelque affaire à traiter, le besoin de se renseigner, ou seulement de se rappeler qu’ils sont hommes et faits pour vivre en société, ne fut-ce qu’un jour par semaine. A part cette exception,