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malicieuse servante ; il leur communique sa jovialité prodigieuse, il leur souffle ses plus énormes calembredaines : et voilà cette végétation fantasque !

M. Dorchain, à son tour, cueille ou recueille cette heureuse pousse et la transporte en son jardin. Pour lui aussi, c’est le printemps ; un printemps moins vigoureux et moins luxuriant que pour Shakspeare, est-il besoin de le déclarer ? Notre poète, pourtant, célèbre selon ses forces la jeune saison où il vit : s’il a moins de feu que le maître, une précieuse assurerait pourtant qu’il fait délicieusement tiède dans son âme. Il redit à sa manière cette vieille histoire : « Il y avait une fois en Illyrie… » Et dans son récit, quelques changemens qu’il fasse, quelques chemins de traverse qu’il prenne, il n’a garde de négliger les amoureux.

Nous reconnaissons chez lui le duc Orsino, ce dilettante couronné, ce prince mélancolique et charmant, qui se charme lui-même par sa mélancolie, qui se sait bon gré de son ennui comme d’un signe de délicatesse, et aussi comme d’une raison qu’il a de se distraire noblement ? artiste et amoureux, et plutôt qu’amoureux, en somme, artiste en amour ; épris de toutes les gentillesses du sentiment comme des finesses de la mélodie, plutôt que de la créature vivante à qui son sentiment s’attache. Il ouvre la Douzième Nuit par ces jolies paroles : « Si la musique est l’aliment de l’amour, jouez toujours ; donnez-m’en avec excès… Encore cet air ! Il avait une telle chute mourante ! Oh ! il arrivait à mon oreille comme le doux vent du sud qui souffle sur un banc de violettes !.. Assez, pas davantage ; cela n’est pas aussi doux maintenant que tout à l’heure[1]. » Son bouffon le connaît bien, qui lui jette ce souhait au passage : « Allons ! que le dieu de la mélancolie te protège, et que ton tailleur fasse ton pourpoint d’un taffetas d’une couleur changeante, car ton cœur est une véritable opale ! » Tel nous l’avons salué jadis, tel nous le retrouvons chez M. Dorchain.

De même Viola : tout de bon aimante, celle-ci, et tout de bon, quoique doucement, triste. À peine au côté d’Orsino, elle « voudrait être sa femme. » Dans le mariage, elle sera comme une sœur aînée d’Imogène, aussi fidèle, aussi soumise, pareillement simple et chaste en son affection. Elle est, jusque-là, patiente et résignée. Sous le costume de page, elle sert avec abnégation, quoique son cœur en gémisse, la galanterie de son maître auprès d’une autre. Interrogée par lui si « ses yeux ne se sont pas arrêtés sur quelque beauté, » car un parfum d’amour émane de ses modestes paroles, elle convient que c’est « un peu vrai. » — « Quel genre de femme est-ce ? demande le duc négligemment. — De votre complexion. — Elle n’est pas digne de toi, alors. Quel âge a-t-elle, dis-moi ? — Votre âge environ, monseigneur. »

  1. Œuvres complètes de Shakspeare, trad. Émile Montégut, t. III ; Hachette, édit.