qu’elle a encore sur les lèvres le lait de sa mère. » Regardez M. Segond ; un gaillard de cette encolure dirait-il, avec des larmes toutes prêtes : «Mon cœur est plein de sensibilité, et ma nature est encore si près de celle de ma mère qu’un mot de plus et mes yeux vont révéler qui je suis? » Une jeune fille peut-elle être prise pour un tel homme? Songez que Viola et son frère, pour leur ressemblance, sont comparés aux « deux moitiés d’une pomme, » et, sans doute, d’une pomme d’api ! En vérité, pour jouer de tels personnages au théâtre sans décevoir notre attente, il faudrait des comédiens empruntés à la troupe ordinaire d’Obéron et de Titania !
Mais, tandis que, sur la rive gauche, on importait ce fruit de la vieille fantaisie anglaise, on nous offrait, rue Richelieu, un produit de la moderne convention française, Antoinette Rigaud. La différence de la fantaisie à la convention, dois-je l’indiquer? Les personnages du Soir des rois ne demandent pas, je l’ai dit, qu’on croie à leur existence; Orsino, duc d’Illyrie, ne réclame pas pour être inscrit sur l’Almanach de Gotha ; lui et ses compagnons, qui sont tout sentimens et tout idées, se contentent d’agir et de parler librement selon leur logique d’idées et de sentimens. Les personnages d’Antoinette Rigaud sont un général et un capitaine qui veulent être marqués sur l’Annuaire de l’armée, un industriel qui ne se laisserait pas oublier dans le Bottin des départemens, et leurs familles et leurs amis ; ils demandent qu’on admette leur réalité, nous l’admettons, — mais comment? Nous sommes d’accord avec l’auteur qu’ils auront le droit et même le devoir de parler et d’agir chacun selon les habitudes d’un certain type théâtral et selon les exigences ordinaires de certaines situations scéniques, le tout pendant quelques heures et pour nous procurer le plaisir que donnent aux yeux les ressorts d’une mécanique bien faite sur un modèle connu. D’ailleurs, quand je désigne ce genre comme français, je n’entends pas insinuer qu’il soit le seul : Tartufe, qui vient d’être repris sur cette même scène pour les débuts d’un intelligent comédien, M. Laugier, dans le rôle d’Orgon, Tartufe est français aussi ; pourtant il n’est pas du même ordre et ne procure pas la même espèce d’agrément qu’Antoinette Rigaud. Mais la comédie de convention, il faut le dire, plaît au goût national, qui est tempéré. Deux sous-lieutenans, à peine entrevus au commencement de la nouvelle pièce, quittent la scène sans bruit et n’y reparaissent pas : je gage qu’ils ont passé dans la salle pour voir le reste du spectacle, et je garantis qu’il s’y plaisent. Ils sont des sous-lieutenans, et non des moralistes ni des gens de lettres ; ils n’ont pas juré de ne se divertir qu’à des peintures de caractères, de passions ou de mœurs et à des curiosités de style : rien ne les gêne. Au demeurant, même des spectateurs plus chagrins ne s’abandonnent-ils pas aux distractions que ce genre propose? Assez d’autres aujourd’hui, sans les purs disciples