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la poésie. Les compatriotes de Tennyson admirent peu les poèmes de ce groupe, soit parce que le don de peindre la vie populaire est commun chez eux, soit, plutôt, parce que leurs facultés critiques ne vont pas jusqu’à apprécier l’art qui se cache. Nous n’hésitons pas, quant à nous, à placer au premier rang, parmi les poèmes de Tennyson, Enoch Arden et la Grand’mère.

Qui de nous n’a eu sous les yeux, dans son enfance, une aïeule, indifférente aux figures prochaines, réfractaire aux émotions nouvelles, mais que raniment et attendrissent, pour un moment, des souvenirs âgés de trois quarts de siècle ? Telle est la « grand’mère » de lord Tennyson. Elle ne veut ou ne peut s’affliger. « Je sais bien, le prédicateur dit comme ça que nos péchés devraient nous rendre tristes ; mais mon temps, à moi, est un temps de repos. » Repliée sur elle-même, elle rêve tout éveillée, elle s’entretient avec des fantômes, non pas avec ces fantômes lugubres et désespérés qui hantent les insomnies de la jeunesse, mais avec des fantômes familiers, placides, bienveillans, qui vont et viennent doucement autour d’elle. « Je suis assise, le soir, dans la ferme de mon père. Les voisins viennent rire, bavarder : je ris et je bavarde avec eux… Oui, quelquefois je me surprends à rire de choses qui se sont passées il y a bien longtemps. » Elle entend sur le plancher un bruit de sabots d’enfant : c’est sa petite Annie, qui est morte à deux ans. Elle entend ses grands fils « qui chantent à leurs bêtes, » tout en labourant ; « parfois ils viennent jusqu’à la porte, ils sont là qui tournent autour de mon lit. » Elle parle encore de l’enfant mort-né qu’elle a eu avant les autres ; elle revoit la petite figure irritée : « Pauvre enfant, bien sûr ! il voulait vivre, il s’était débattu ! » Mais quand on vient lui annoncer la mort de William, l’aîné et le dernier vivant de ses enfans, elle ne trouve qu’un mot : « Vraiment ! Willy est mort ? » Pourtant Willy, comme elle le dit elle-même, c’était son orgueil, son trésor. Mais ce n’est ni de l’homme fait ni du vieillard qu’elle se souvient, c’est du baby. « Ferme comme un roc ! En voilà une jambe, a dit le docteur, pour un enfant de huit jours ! Et il m’a juré qu’on ne trouverait pas -son pareil dans vingt paroisses à la ronde. » Une explosion rétrospective d’orgueil maternel, voilà tout ce que lui inspire la triste nouvelle. Et, avec une pointe de radotage, elle répète d’un air pensif : « Comme ça, Willy est mort ? »

Pourquoi n’y a-t-il plus de larmes dans les yeux des vieillards ? Serait-ce qu’un instinct secret, l’égoïsme souverain de la nature, les avertit d’économiser leurs forces pour vivre ce faible reste de vie qui leur est laissé ? Ou faut-il croire qu’avant de cesser tout à fait, la vie affective se ralentit comme la vie animale et la vie pensante ? Sans l’exprimer, Tennyson laisse un moment peser sur notre