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et rendu vivant celui dont la pensée seule nous était connue. Rien de ce qui se rapportait à lui n’a paru indigne d’être noté : on a fait sortir du tombeau les familles entières, oubliées depuis des siècles, de paysans, de bourgeois du Warwickshire, dont les seuls titres à l’attention de la postérité sont quelques relations d’affaires, de parenté et de voisinage avec William Shakspeare. Qui ne suivrait avec une émotion profonde cette exhumation de tout ce qui a touché à cet homme, cette recherche patiemment conduite à travers cinquante villes d’Angleterre et menée à bien, grâce à la bonne volonté de tous pour une œuvre vraiment nationale ? On apercevra vite combien cette recherche a été ingénieuse et efficace. La fantaisie baconienne fait voir combien elle était nécessaire.

Mon dessein n’est pas de relever, point par point, tous les détails de cette immense enquête. Je veux apporter seulement les résultats les plus nets, énumérer les faits certains, y ajouter les probables, écarter les douteux, et voir, dans cet état, quelle image on peut aujourd’hui se faire de William Shakspeare.


I

Vers le milieu du XVIe siècle, sous les règnes de Henry VIII et d’Edouard IV, vivait à Smitlerfield, petit hameau du Warwickshire, non loin de Stratford-sur-Avon, le fermier Richard Shakspeare. On ne sait rien de lui, si ce n’est qu’un voisin, du nom de Thomas Atwood, lui légua en 1543 une paire de bœufs. Ce fut sans doute un des plus graves événemens de sa vie. Il vécut, comme ses bœufs, de la terre et sur la terre, et mourut sans avoir seulement rêvé de l’immense gloire qui allait tout à coup éclater sur son nom. On l’eût bien surpris en lui disant que quelqu’un se soucierait de lui et de sa vie modeste, trois siècles après qu’il serait mort.

C’est pourtant de cette souche vigoureuse de paysans anglais que devait sortir William Shakspeare. Des deux fils de Richard, l’un, Henri, continua la vie paternelle et garda la chaumière, les près et les bœufs ; l’autre, John, eut d’autres ambitions, et sortit du village où s’était écoulée la paisible vie des ancêtres. En 1551, nous trouvons John Shakspeare établi à Stratford, où il exerce, dans Henley-Street, le commerce de gantier.

Stratford-sur-Avon n’était pas alors la ville riante et proprette que l’on visite aujourd’hui. Aucune tentative de drainage ou d’irrigation n’avait été faite dans la boueuse et humide vallée de l’Avon. La rivière, dont la pente est insuffisante, se répandait en toute