Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 72.djvu/122

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

grands parmi les hommes, quels furent pour lui ces premiers souvenirs et ces premières images, qui restent toujours, à travers toutes les vies, imprimées si fortement dans toutes les âmes.

Il fut élevé dans une maison confortable et vaste, pour le temps et le pays, dans un milieu bourgeois et rural à la fois, dans l’aisance. Les premiers mots sérieux qu’il put entendre furent d’agriculture, de commerce et aussi de jurisprudence et d’administration municipale. L’existence de sa famille a peu d’incidens, mais, si minces qu’ils soient, il les faut noter, car ils durent faire longtemps le sujet des propos qu’écoutait l’enfant. L’année même de sa naissance avait été sinistre : une peste avait ravagé la contrée. Les Shakspeare ne perdirent aucun parent, et l’on apprend que John se montra digne de sa situation dans la ville et contribua charitablement au soulagement des malades. Quoique ses charges publiques fussent parvenues à leur terme, il s’occupait encore des affaires. Il semble avoir été très apte à la comptabilité. Différentes personnes et la commune le chargeaient de faire leurs comptes. Deux fois il révise les comptes des Chamberlains, et, en 1566, reçoit, pour sa peine, la somme de 3 livres sterling. Chacun a connu de même des paysans qui ne savaient pas écrire et n’en faisaient pas moins des comptes fort exactement. En 1567, John prétend à la dignité de haut-bailli de la ville, et s’il n’y parvient pas, on remarque au moins qu’il est, pour la première fois, distingué dans les actes par le titre de mister Shakspeare, ce qui avait son importance. Il devenait vraiment une personne notable, et, en 1568, il atteignit au point culminant de sa carrière municipale et fut élu enfin haut-bailli. William avait quatre ans, capable déjà peut-être de prendre sa part de la gloire paternelle, au moins des réjouissances domestiques.

John Shakspeare, pendant ses fonctions, put donner à Stratford un divertissement fort goûté : la ville fut visitée par deux troupes de comédiens, celle de la reine et celle du comte de Worcester. Chacune donna sans doute plusieurs représentations ; elles en donnèrent d’abord deux gratuites et publiques, pour lesquelles le haut-bailli, voulant « montrer aux comédiens le cas qu’il faisait de leur talent, » leur paya les sommes modiques de 12 pence et de 9 shillings. Il est peu douteux que l’enfant William fût présent à ses représentations, car il est prouvé que les enfans étaient conduits aux spectacles et aux divertissemens populaires. Un certain Willis, de Gloucester, a laissé un récit d’une représentation dramatique à laquelle il assista vers l’âge de cinq ans et à l’époque justement où nous nous trouvons. On peut, sans hasarder rien de grave, changer les noms et croire que le jeune Shakspeare vit les mêmes choses et reçut les mêmes impressions. De quels yeux il dut dévorer ces rares