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seulement, plus tôt qu’on ne devait craindre, une soudaine rencontre avec les réalités de la vie. La spéculation, comme il arrive souvent, avait mené John Shakspeare de la prospérité à la misère, au moins aux embarras d’argent. Ces embarras paraissent dès 1578 : John emprunte 40 livres sterling à son parent John Lambert, et donne en hypothèque the Ashbies, la petite terre seigneuriale qu’il tient de sa femme. Aussi ne se trouve-t-il plus en mesure de subvenir à l’éducation classique de William, et, pour lui donner un bon état, il le met en apprentissage chez un boucher. La boucherie est encore, dans bien des campagnes, le plus lucratif des commerces ruraux. Il ne faut pas s’exclamer, ni voir là rien qui pût dégrader le fils du gantier John Shakespeare. On ne dit pas que William se déplût à ce métier vigoureux, ni qu’il y fût malhabile ; bien au contraire, s’il faut en croire Aubrey, auteur peu critique, mais auquel la tradition locale était familière : « s’il tuait un veau, dit Aubrey, il le tuait dans un grand style, et faisait un discours. »

En quelle circonstance, et pourquoi, trois ans après sa sortie de l’école, le jeune garçon de dix-huit ans prit-il le parti de se marier ? C’est ce qu’on ne peut savoir certainement. Voici un des points où l’imagination des auteurs a pu se donner le plus librement carrière. Et cela est naturel. Ce mariage fut sans doute une action romanesque et inconsidérée, et il n’est pas bien vraisemblable que le bonheur domestique s’ensuivit. Anne Hathaway, née d’une famille de cultivateurs aisés, avait huit ans de plus que son mari. S’aimèrent-ils ? Un entraînement de jeunesse rendit-il le mariage nécessaire ? C’est ce qu’il est permis de supposer, si l’on considère que le bond (acte) de mariage porte la date du 28 novembre 1582, et que Suzanna, la première née de William Shakspeare, fut baptisée moins de six mois après, le 20 mai 1583. La chose parait bien claire, et cette naissance prématurée ne semble guère laisser de doute. Mais les critiques shakspeariens ont une si complète admiration pour le poète national, qu’ils ne veulent pas d’ombre au tableau et n’admettent pas une faute à l’entrée de cette grande vie. N’ont-ils pas été chercher dans des livres de médecine les exemples des gestations les plus courtes, pour justifier Shakspeare et Anne Hathaway ? C’est aller bien loin. La faute est probable, elle est naturelle, d’après ce que nous pouvons supposer d’un tempérament vif et indiscipliné. C’est bien assez que William Shakspeare ait été un homme de génie, sans vouloir encore en faire un saint. Ce serait tomber dans l’invraisemblance.

Pourtant, il faut le reconnaître, un autre argument a été mis en avant, qui est plus sérieux. Il est utile de savoir que les fiançailles solennelles et religieuses, le precontract, étaient souvent, aux yeux