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irrégulière, hanté sans doute de rêves grandioses, où devait-il aller ? Là où s’en vont des campagnes tous les rêveurs et tous les dévoyés, là où l’on cherche la gloire et la fortune, là où se trouve souvent la misère, à la grande ville, à Londres. Arrivé à Londres, il disparaît à nos yeux pour de longues années. Qui garde le souvenir des jours misérables que traînent tant d’hommes dans les bas-fonds des grandes villes ? Un compatriote de Shakspeare qui vint à Londres vers la même époque, Johnn Sadler, de Stratford-sur-Avon, a laissé un récit de ses propres débuts dans la ville. Sadler alla d’abord vendre son cheval ; ainsi dut faire Shakspeare ; c’était la première chose pour vivre et pour s’ôter l’espoir du prompt retour. Puis, « n’ayant aucune relation à Londres pour le recommander ou l’aider, il alla de rue en rue, de maison en maison, demandant si l’on avait besoin d’un apprenti ; il reçut bien des refus et mille rebuffades à perdre le courage… » Ce douloureux pèlerinage, Shakspeare le fit assurément.

Le hasard le conduisit à travers champs, à un petit village de banlieue, à Shoreditch, à la porte d’un théâtre. Là, il put utiliser au moins ses habitudes campagnardes ; il s’offrit pour tenir les chevaux des gentlemen qui entraient au théâtre, et pour quelques liards, il en prenait soin tout le temps du spectacle. Telle est du moins l’antique tradition, venue à nous de bouche en bouche. Johson la tenait de Pope, qui l’avait reçue de Rowe ; à Rowe, elle venait de Betterton, et celui-ci l’attribuait à sir William Davenant, qui avait connu personnellement Shakspeare. Ainsi une critique ingénieuse remonte de proche en proche et trace une généalogie des propos, des bruits publics et des anecdotes pour arriver à jeter une lueur dans ces obscures années. Une discussion intelligente donne à cette tradition toute la valeur d’un fait historique. On observe d’abord qu’elle est assurément fort ancienne, car l’usage se perdit très tôt d’aller au théâtre à cheval. Cela était regardé déjà comme un ridicule en 1599 ; la dernière comédie où il y soit fait allusion est de 1632. La coutume tomba d’elle-même lorsque les principaux théâtres furent bâtis au sud de la Tamise et que les bacs du fleuve furent la meilleure et presque la seule voie pour s’y rendre. En 1585, il n’y avait probablement à Londres que deux théâtres, le Théâtre et le Curtain (rideau), tous deux au nord de la Tamise, tous deux au village de Shoreditch. Le voyageur qui voit la Londres moderne et traverse le quartier populeux et tumultueux de Shoreditch a peine à se représenter que c’était là, aussi tard que la fin du XVIe siècle, la pleine campagne. Le botaniste Gérard rapporte qu’un jour, allant au théâtre, il découvrit dans un pré une nouvelle sorte de renoncule. Le tait vaut la peine d’être noté et l’on sera moins surpris de rencontrer dans les épigrammes de Davis ce personnage