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de ce différend nous apprennent qu’il était allé à Londres en novembre. Son exil à Stratford n’était donc pas bien absolu.

L’obscurité se répand sur les dernières années de cette vie, comme elle s’est répandue sur les premières. Shakspeare est un bourgeois notable ; il a pignon sur rue, il cultive ses terres et vit de ses rentes. Son revenu était estimé, dans le pays, à 1,000 livres sterling, ce qui, d’après le calcul ordinaire, vaut bien 75,000 francs de notre monnaie. C’était un personnage, et sir Thomas Lucy, s’il eût vécu, lui eût tiré son chapeau. Il vivait, entouré d’une nombreuse famille : sa femme, sa fille Susanna et son gendre Hall, sa fille Judith et son gendre Thomas Quiney, sa sœur Joan Hart et ses trois neveux William, Thomas et Michael, sa petite-fille Elisabeth Hall, qui devint plus tard lady Barnard.

Il n’avait pas rompu toute relation avec ses amis de Londres, et l’on sait que Ben Jonson et Drayton étaient venus le visiter à Stratford en 1616. On prétend même qu’il les régala à la taverne si joyeusement, que son équilibre en souffrait lorsqu’il rentra chez lui. Cela est vraisemblable, et je n’y contredis pas : ce n’est pas un Anglais du XVIe siècle qui pouvait bouder devant quelques brocs de bière, en fêtant de vieux camarades. Mais je refuse d’admettre que cet excès eût été tel que Shakspeare dût s’en aliter pour mourir. Ce sont de mauvais propos ; ou bien il faut croire, comme j’ai été déjà amené à le supposer, que Shakspeare était malade. C’est bien possible, car on a la preuve que, le 25 janvier, il songeait à faire son testament. Il le signa le 25 mars, d’une main déjà tremblante. La mort était sur lui.

Pour la première fois, un document, venant de Shakspeare lui-même, nous instruit de ses pensées, de ses affaires, de ses affections, de ses sentimens intimes.

« Moi, dit-il, William Shakspeare, de Stratford-sur-Avon, dans le comté de Warwick, gentleman,.. je recommande mon âme entre les mains de Dieu, mon créateur, espérant et croyant avec certitude, par les seuls mérites de Jésus-Christ mon Sauveur, que je jouirai de la vie éternelle, et mon corps ira à la terre, dont il est fait. »

Ces paroles religieuses ne semblent point être une banale formule ; elles ne nous éclairent pourtant pas sur la religion de Shakspeare, question qui demeure parfaitement obscure. Après s’être au moins ouvertement déclaré chrétien, il dispose de ses biens avec sagesse, en ami fidèle, en bon père de famille, et aussi eu homme rompu aux affaires. Il règle la succession entre les différentes branches de la famille, au cas où l’une viendrait à défaillir. Les biens immeubles dont il fait mention sont le manoir de Rowington, la maison de New-Place, « où, dit-il, j’habite présentement, » une autre