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Quoique Mme Buchholz se pique d’être une femme sans préjugés, elle est attachée aux traditions, elle regrette et vante le bon vieux temps, elle se défie des nouveautés. Elle prétend qu’autrefois la toile, le drap, les meubles, les affections et les cœurs, tout était plus solide. Elle se plaint aussi que désormais tout se fait au galop, même l’amour, et qu’on ne sait plus savourer son bonheur. Elle regrette que certains usages se perdent. C’était jadis une coutume à Berlin de faire coudre une robe de noces par les amies de la mariée ; on se rassemblait à cet effet, et les aiguilles, les yeux, les langues, tout allait. On emploie aujourd’hui la machine à coudre, qui travaille bien, mais qui n’a pas de cœur ; dans le bon vieux temps, on mettait un peu de son cœur dans tout ce qu’on faisait et jusque dans ses ourlets. C’était également la coutume qu’en entrant en ménage, le premier soin fût de se réserver « une bonne chambre, die gute Stube, » qu’on décorait de son mieux, dans laquelle on entassait ses plus beaux meubles, ses plus précieux bibelots et dont on ne se servait que dans les grands jours Les médecins ont décidé que, les petits jours étant beaucoup plus fréquens que les grands et l’air pur étant un objet de première nécessité, la bonne chambre devait, par des raisons d’hygiène, servir de chambre à coucher, sur quoi Mme Buchholz fait cette remarque profonde : « Encore un changement déraisonnable ! Autrefois on se perlait bien sans hygiène. » Elle a raison ; si le microbe est un fléau, la peur du microbe en est un autre, et il est triste de passer sa vie à la défendre contre un danger qui n’est visible qu’au microscope.

Personne n’a plus que Mme Buchholz la religion de la famille et le fanatisme de la propriété. Elle entend qu’on la respecte, elle et les siens, et le pardon des injures n’est pas au nombre de ses vertus. Elle s’est brouillée avec les Heimreich, et en vérité il y avait de quoi. On avait donné à ses filles, Emmi et Betti, un joli théâtre de marionnettes. Ces demoiselles y jouèrent un soir, devant une nombreuse assistance, une pièce intitulée : « Une personne légère, farce en trois actes, remaniée pour les théâtres d’enfans par le docteur Sperzius. » Il n’était question là dedans que d’amans, de maîtresses et de filles mises à mal. Dès les premiers mois, Mme Heimreich s’émut. — « Voilà qui commence bien, dit-elle, et je vous félicite, ma chère, de la jolie éducation que vous donnez à vos filles. » Mme Buchholz sentait bien que Mme Heimreich avait raison ; elle maudissait la pièce du docteur Sperzius, elle eût étranglé de grand cœur celui qui l’avait faite, le libraire qui l’avait vendue et ses filles qui l’avaient choisie sans consulter leur mère. Mais elle n’admet pas qu’il puisse rien se passer d’inconvenant dans sa maison, et elle a pour principe qu’une femme se diminue en avouant ses torts. — « Vraiment, cette pièce me plaît beaucoup, dit-elle à Mme Heimreich ; c’est une image assez fidèle de ce qui se passe tous les jours dans le monde. — J’étais à mille