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retombée sur lui-même, l’essor en dedans de l’imagination. Il y a dans le Petit-Russien du Provençal et du Breton. L’hiver le refait russe. Cette saison revient sur le Dnièpre presque aussi rigoureuse que sur la Neva ; rien n’arrête les vents et les glaces du Nord qui ressaisissent ce pays ; la mort contrarie brusquement l’œuvre du soleil ; la terre et l’homme s’engourdissent. De même qu’elle fut conquise et asservie par les armées de Moscou, l’Ukraine est reconquise chaque année par le climat de Moscou ; il égalise la dure condition de toutes les provinces. Sur ce champ de luttes, l’histoire physique semble avoir tracé le plan de l’histoire politique ; et les vicissitudes de cette dernière n’ont pas moins contribué que celles du climat a former une physionomie originale à la Petite-Russie.

Elle a subi le Turc, et d’un long contact avec lui elle a gardé bien des traits orientaux. Puis la Pologne l’entraîna dans son orbite agitée : cette Italie du Nord a laissé à son ancienne vassale quelque chose de ses mœurs magnifiques et turbulentes. Enfin, les ligues cosaques lui ont fait une âme républicaine ; de cette époque datent les traditions les plus chères au Petit-Russien, le fonds de liberté et de hardiesse qui décèle son origine. J’ai eu l’occasion de dire à cette place ce qu’étaient les Cosaques Zaporogues : un ordre de chevalerie chrétienne, recruté parmi des brigands et des serfs fugitifs, toujours en guerre contre tous, sans autres lois que celles du sabre. Dans les familles qui descendent directement de cette souche, — et la famille de Gogol en était, — on retrouve les révoltes héréditaires, les instincts errans, le goût de l’aventure et du merveilleux.

Il fallait noter les élémens complexes de cet esprit semi-méridional, plus jovial, plus prompt et plus libre que celui du Grand-Russe ; notre écrivain va le faire triompher dans la littérature de son temps, il le représentera avec d’autant plus d’exactitude que son cœur tenait plus fort à la terre natale, il y plonge par toutes ses racines ; la première moitié de l’œuvre de Gogol n’est que la légende de la vie de l’Ukraine.

Nicolas Vassiliévitch naquit en 1809, à Sorotchinzy, près de Poltava, au centre des terres noires et de l’ancien pays cosaque. Son premier éducateur fut son grand-père. Ce vieillard avait été écrivain réglementaire des Zaporogues. Malgré son intitulé, cette charge d’épée n’avait rien à voir avec les lettres, c’était une des dignités de la milice républicaine. L’enfant fut bercé aux récits de l’aïeul survivant des époques héroïques, intarissable sur les grandes guerres de Pologne, sur les hauts faits des écumeurs de la steppe. La jeune imagination s’emplit de ces histoires, tragédies militaires et féeries paysannes : elles nous ont été transmises presque intactes, — Gogol l’a souvent répété, — dans les Soirées du Hameau et