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les vieilles règles le besoin de vérité ; ce besoin devait bientôt se retourner contre eux et réagir contre leur emportement d’imagination. Quelques années encore, et des observateurs moins suspects allaient venir, qui prendraient plaisir au spectacle de la vie et l’étudieraient attentivement en dehors d’eux-mêmes. De légers symptômes les annonçaient déjà : l’héritage du romantisme leur était si nécessairement dévolu qu’ils apparurent partout en même temps, pour accomplir la même tâche, sans se connaître ni s’imiter : ce furent Dickens, Balzac, Gogol. Nous allons voir ce dernier se dégager promptement des influences ambiantes.


II

Les Veillées dans un hameau près de Dikanka, c’est toute l’enfance du jeune auteur, tout le souvenir et l’amour de la terre d’Ukraine, épanchés de son cœur dans un livre. Un vieil éleveur d’abeilles est censé conter ces histoires à la veillée : il bavarde au hasard, et la Petite-Russie se déroule devant nous sous tous ses aspects : paysages et foules, tableaux de mœurs rustiques, dialogues populaires, légendes grotesques ou terribles. Deux élémens assez contradictoires font corps dans ces récits : la gaîté et le fantastique. Il y a beaucoup de diablerie, il y en a trop ; les sorcières, les ondines, pâles spectres de noyées, le Malin sous tous ses déguisemens, passent et repassent sans cesse, effrayant les villageois. Mais on ne les prend guère au sérieux ; la gaité l’emporte, saine et robuste. Rien encore du rire amer qui creusera bientôt son pli sur la lèvre de Gogol ; seulement le bon et franc rire d’un joyeux Cosaque, gavé d’une copieuse écuelle de gruau, et qui s’étire au soleil en écoutant les farces dont se vante son compère : entreprises galantes de jeunes gars, bons tours joués au juif ou aux autorités du village, soulaisons rabelaisiennes avec force gourmades. Tout cela est conté dans une langue grasse et savoureuse, chargée de mots petits-russiens, de locutions naïves ou triviales, de ces diminutifs caressans qui rendraient seuls la traduction impossible dans un idiome plus formé. Par instans, le style s’élève et s’affine ; un flot de poésie emporte l’auteur quand revient sous ses yeux un des paysages où il a grandi. Ainsi, au début de la Nuit de mai[1] :

Connaissez-vous la nuit d’Ukraine ? On ! vous ne connaissez pas la nuit d’Ukraine ! Contemplez-la. Du milieu du ciel, la lune regarde la

  1. Dans cet essai de traduction et dans les suivans, je me suis attaché à transposer la phrase russe mot pour mot, avec ses répétitions et sa redondance. Le lecteur jugera ainsi le fort et le faible de ce style.