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Douée d’une merveilleuse contusion qui s’allie à la clarté, il lui suffit d’un mot pour associer plusieurs idées qui, dans une autre langue, exigeraient des phrases entières. Le français, renforcé de grec et de latin, appelant é son aide tous ses patois du Nord et du Midi, la langue de Rabelais enfin, peut seule donner une idée de cette souplesse et de cette énergie. » Je dois pourtant faire entrevoir quelques-unes de ces pages classiques ; on les apprend en Russie dans toutes les écoles. J’essaie, en serrant le texte d’aussi près que possible.

Les fils de Tarass sont revenus au logis, pour une nuit seulement. A l’aube, leur père doit les emmener au camp.

Seule, la pauvre mère ne dormait pas. Penchée sur le chevet de ses fils, qui reposaient côte à côte, elle peignait ces jeunes boucles de cheveux, frisant en désordre, elle les regardait à travers ses larmes ; tout son être, tous ses sentimens et ses facultés se concentraient dans ce regard : elle ne pouvait pas s’en rassasier. Elle les avait nourris de son lait, élevés, choyés : et voilà qu’on lui accorde une seule minute pour les voir ! « Mes fils, mes fils bien-aimés ! qu’arrivera-t-il de vous ! qu’est-ce qui vous attend ? » murmurait-elle ; et ses larmes s’arrêtaient dans les rides qui avaient changé son visage, si beau jadis. C’est qu’elle était profondément à plaindre, comme toutes les femmes de ce siècle turbulent. Elle avait vécu de l’amour un instant, la durée du premier éclair de passion, du premier bouillon de jeunesse : puis son farouche séducteur l’avait abandonnée pour le sabre, les compagnons de guerre, les aventures. Elle voyait son époux deux ou trois jours par an, parfois elle n’entendait plus parler de lui pendant des années, et quand elle le retrouvait, quand ils vivaient ensemble, quelle était sa vie ? Il fallait subir les outrages, les coups même : les rares caresses n’étaient qu’une aumône de pitié pour la pauvre créature, égarée dans cette horde de soldats célibataires, dont les mœurs brutales donnaient au camp des Zaporogues sa rude physionomie. Elle avait vu fuir sa jeunesse sans bonheur ; ses joues fraîches et ses lèvres délicates s’étaient flétries sans baisers, couvertes de rides prématurées. Amour, instincts, tout ce qu’il y a de tendre et de passionné dans la femme s’était concentré dans le sentiment maternel. Elle couvait ses enfans avec fièvre, avec passion, avec larmes, elle planait sur eux comme la mouette des steppes. Et on les lui prend, ces fils adorés, on les lui prend pour jamais. Qui sait ? Peut-être qu’à la première rencontre, un Tartare leur coupera la tête ; elle ne saura jamais où gisent leurs corps abandonnés, sur quelle route les oiseaux de proie les dévorent. Et pour chaque goutte de leur sang, elle aurait donné tout le sien ! Secouée par les sanglots, elle contemplait leurs yeux, que le tout-puissant sommeil commençait à fermer ; elle pensait ;