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poème épique ? Le plaisir que nous prenons à ce chef-d’œuvre de style est un plaisir de raison, celui que nous imposait notre régent de rhétorique quand il nous faisait admirer les beautés des auteurs : nous sommes émus dans notre seconde âme, celle qu’on acquiert au collège ; le fond de l’homme se dérobe, ce fond sauvage qu’un mot bien simple trouble et qui se glace devant les apprêts magnifiques.

Les descriptions de paysages elles-mêmes, ce qu’il y a de plus sincère dans Tarass, ne correspondent plus tout à fait à notre sentiment de la nature. Il les faut comparer à celles de Tourguénef pour mesurer le chemin parcouru. Tous deux admirent et sentent la nature ; mais pour le premier de ces artistes, c’est un modèle qui pose devant le chevalet et dont on choisit certaines attitudes ; pour le second, le modèle est devenu une maîtresse despotique, dont on exécute humblement toutes les fantaisies. On comprendra mieux les nuances que je signale par des exemples pris en terrain connu. Rappelez-vous comment le paysage est vu dans Alain ; regardez, ensuite comme il est subi dans tel livre récent, disons dans Dominique. Entre ces deux points de repère, le pouvoir du monde extérieur sur l’âme humaine a grandi presque autant qu’il avait grandi de Phèdre à cette même Atala. Le classique avait fait de la nature un décor ; le romantique en fit une lyre où chantaient toutes ses passions ; nous avons renversé les rôles ; aujourd’hui c’est l’homme qui est la lyre passive, résonnant au moindre souffle du grand Pan. Le moderne se rapproche en ce point de l’homme primitif : il se subordonne et se livre chaque jour davantage à la puissance mystérieuse de la terre.

J’ai insisté sur Tarass Boulba un peu par scrupule. Je comprends l’orgueil que ce livre donne aux Russes, je vois bien comme il en faut démontrer les mérites dans une chaire de littérature ; j’ai essayé de le faire, mais je ne suis pas conquis. Serait-ce que nous sommes trop près, en pleine réaction contre le genre ? Serait-ce tout simplement que j’ai peu de penchant pour l’épopée ? C’est peut-être là le dernier mot de toute critique, une idiosyncrasie, terme commode inventé par les savans pour justifier un éloignement qu’on ne peut pas expliquer.

Nous en avons fini avec la période douteuse où Gogol se cherchait ; dans ce même volume, une courte nouvelle éclaire la transformation de son talent et garantit la voie où il va s’engager. Cela s’appelle les Petits Propriétaires d’autrefois. C’est une histoire très simple, la vieille histoire de Philémon et Baucis. Ces deux bonnes gens servent de prétexte à de nouvelles peintures de la vie petite-russienne ; nous attendons quelque joyeuseté, quelque fantaisie démoniaque : rien de tel n’arrive, seulement l’observation