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quelque chose à copier. — Il semblait qu’en dehors de la copie rien n’existât pour lui. » — On le voit, c’est presque trait pour trait le crétin particulier imaginé par Flaubert. Mais bientôt s’accuse la divergence radicale qui va creuser un abîme entre le réalisme russe et le réalisme français. Chez nous, le caricaturiste s’acharne sur son bonhomme, il le bafoue, il le conspue, il décharge sur cet idiot toute sa haine de l’imbécillité humaine. Au contraire, Gogol plaisante le sien avec une sourdine de pitié ; il se moque de lui comme on rit des naïvetés d’un entant, avec une tendresse intérieure. Pour le premier, l’infirme d’esprit n’est qu’un monstre haïssable : pour le second, c’est un frère malheureux.

L’histoire du commis Akaky n’est ni longue ni compliquée ; ce pauvre diable, grelottant sous ses haillons dans la neige, n’a qu’un rêve au monde : posséder un manteau neuf. Toute sa force de pensée se tend sur cette idée fixe. A coups de privations, par des prodiges d’épargne, il réalise son rêve ; alors, son immense bonheur est en raison de la violence de son désir. La vie n’a rien de mieux à lui offrir. Mais le soir même, des malfaiteurs le dépouillent du bienheureux manteau ; les fonctionnaires de la police qu’il va supplier se gaussent de lui ; le chétif animal tombe dans un noir chagrin, s’alite, et meurt timidement, sans bruit, comme il convient à ces rebuts du corps social.


Et Pétersbourg resta sans Akaky Akakiévitch, comme s’il n’eût jamais soupçonné l’existence de cet homme. Elle disparut et s’évanouit. Sa créature que personne ne protégeait, qui n’était chère à personne et n’intéressait personne, pas même le naturaliste qui pique sur un liège la mouche commune et l’étudie au microscope ; — la créature passive qui avait supporté les lardons d’une chancellerie et s’en était allée au tombeau sans aucun événement notable. Du moins, avant de mourir, elle avait vu entier l’hôte radieux que chacun attend ; il était venu sous la forme d’un manteau. Puis, le malheur s’était abattu sur elle, aussi soudain, aussi accablant que lorsqu’il s’abat sur les puissans de ce monde.


La donnée semblera puérile. Qu’on veuille bien réfléchir aux lois essentielles de l’art dramatique : Ce qui fait la puissance du drame, ce n’est pas la grandeur de l’objet en cause, c’est la violence avec laquelle une âme désire cet objet. Qu’on se rappelle la cassette d’Harpagon.

Le Manteau, c’était le souvenir et la vengeance de l’année de galères passée par Gogol dans les bureaux du gouvernement, le premier coup porté au minotaure administratif ; le Reviseur fut le second. L’écrivain avait toujours eu de l’inclination pour le théâtre ;