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Candide, mais ils n’ont même pas la possibilité ou la force de cultiver leur jardin, — Nous connaissons cet homme : où l’avons-nous vu ? Partout. C’est le Lavretzky de Tourguénef, le Bézouchof et le Lévine de Tolstoï. On le creusera à l’infini, ou le dessinera sous toutes ses faces, mais on ne changera rien aux cinq ou six traits générateurs de l’ébauche jetée par Gogol. Ainsi pour beaucoup d’autres, le fonctionnaire, l’officier retraité, le domestique ; quant au paysan, toutes les monographies futures ajouteront peu de chose à ce qu’a dit de lui l’écrivain qui l’a le mieux pénétré.

Fond de caractères et fond d’idées. Les grands courans qui vont féconder l’esprit russe sortent du livre initiateur. Je ne m’attacherai qu’au principal, à celui qui donne à la littérature slave sa physionomie particulière et sa haute valeur morale. Nous trouvons dans maint passage des Ames mortes, palpitant sous le sarcasme du railleur, ce sentiment de fraternité évangélique, d’amour pour les petits et de pitié pour les souffrans, qui animera toute l’œuvre d’un Dostoïevsky. Ce n’est, plus chez Gogol, comme chez quelques-uns des poètes ses prédécesseurs, l’instinct vague de la race qui affleure ; l’écrivain a observé la vertu nationale, il l’analyse et la vante en connaissance de cause. Impossible de la mieux décrire et différencier qu’il ne fait dans une des Lettres. L’auteur de la Maison des morts ne trouvera pas de termes plus justes :


La pitié pour la créature tombée est un trait bien russe. Rappelle-toi le touchant spectacle qu’offre notre peuple quand il assise les déportés en route pour la Sibérie. Chacun leur apporte du sien, qui des vivres, qui de l’argent, qui la consolation d’une parole chrétienne. Aucune irritation contre le criminel ; rien non plus de cet engoûment romanesque qui ferait de lui un héros ; on ne lui demande pas son autographe ou son portrait, on ne vient pas le voir par curiosité, comme cela se passe dans l’Europe civilisée. Ici, il y a quelque chose de plus ; ce n’est pas le désir de l’innocenter ou de le soustraire au pouvoir de la justice, c’est le besoin de réconforter son âme fdéchue, de le consoler comme on console un Frère, comme le Christ nous a ordonné de nous consoler les uns les autres. (Lettre X.)


Et, plus loin encore, qui s’égare dans un songe trop beau ? N’est-ce pas Dostoïevsky ?


On entend déjà les sanglots de souffrance morale de toute l’humanité ; le mal gagne tous les peuples d’Europe, ils s’agitent, les malheureux, ne sachant pas comment se soulager ; tous les remèdes, tous les secours que leur raison invente leur sont insupportables et ne