Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 72.djvu/282

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Herzen et Biélinsky, les promoteurs du mouvement. Bien entendu, cette philosophie masquait des revendications politiques et sociales, dont elle n’était que le langage hiéroglyphique. La question religieuse n’existait pas. Pour les classes cultivées, l’Église était une institution d’état, inviolable comme les autres, ignorée en dehors des jours où l’on accomplissait ses rites par devoir d’étiquette. Ce devoir civil rempli, l’athéisme reprenait ses droits, à peu près avec les nuances qu’il offrait chez nous au XVIIIe siècle : doctrinal et insidieux chez les philosophes, déférant et discret dans la société polie. Si l’un des fonctionnaires ecclésiastiques avait interrompu sa psalmodie pour jeter l’idée religieuse dans les batailles intellectuelles, on eût trouvé cette intrusion du plus mauvais goût.

Qu’on juge maintenant du scandale. Un laïque dressait son livre comme une chaire de vérité pour gourmander l’indifférence de ses concitoyens, pour leur rappeler que l’esprit de l’évangile devait pénétrer toute leur vie intime et leur vie sociale ; dans la lettre sur le clergé, il prenait la défense d’un corps universellement méprisé ; dans les lettres politiques, il formulait le catéchisme slavophile, il préconisait le pouvoir nécessaire du tsar comme « un pouvoir d’amour » adoucissant la dureté de la loi ; selon lui, le « tsar d’amour » était seul capable de guérir les souffrances exaspérées du peuple : les vaines inventions des philanthropes d’Occident s’étaient montrées impuissantes à cette fin. Le prédicateur parlait beaucoup de ce peuple, tout comme Herzen et Biélinsky ; mais, au lieu de revendiquer ses droits et d’en faire un levier d’opposition, il rappelait aux classes intelligentes leur devoir étroit de tutelle et d’assistance envers le paysan ; enfin, il prodiguait les conseils aux gens de tous les états, il déclarait que, pour lui, il n’écrirait plus, parce qu’il était uniquement occupé de chercher le bien de son âme et le bien des autres. Il insinuait, d’ailleurs, qu’il fallait admirer ses œuvres précédentes et développait longuement les raisons qu’il y avait de le faire.

On trouve de tout dans cet écrit : pas mal de fatras philosophique, aussi nuageux que celui du camp adverse ; des vérités anciennes, toujours bonnes à dire parce qu’elles sont toujours oubliées, et quelques idées nouvelles, sur lesquelles on vit aujourd’hui dans le monde slave. Comme il est d’usage, ce fut précisément pour ces dernières qu’on traita l’auteur de réactionnaire. La presse, représentée alors par les revues littéraires, se déchaîna contre l’imprudent qui remontait le courant du jour. Elle avait beau jeu. Pensez donc ! L’homme qui prêchait ainsi sur le ton d’un père de l’Eglise, c’était l’auteur comique chargé jusque-là de faire rire, le détracteur satirique de la Russie officielle, applaudi la veille par toutes les oppositions ! Gogol était vulnérable