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Le journal, dans les dernières années, avait accru sa clientèle. Il en existait, selon Meister, « depuis les bords de l’Arno jusqu’à ceux de la Neva, » quinze ou seize exemplaires. Goethe en parle comme adressé à des princes et à des personnes riches en Allemagne ; cette correspondance coûtait tort cher, dit-il (gegen bedeutende Vergeltung), mais elle satisfaisait « l’intérêt extrême que l’on mettait à savoir ce qui se passait à Paris, justement considéré à cette époque comme le centre du monde cultivé. » Goethe ajoute que, grâce à une haute faveur, — celle de la cour de Weimar, évidemment, — ces feuilles lui étaient communiquées et qu’il les lisait avec une grande attention. Il n’y trouvait pas seulement des nouvelles littéraires, mais les ouvrages les plus remarquables de Diderot, la Religieuse, Jacques le Fataliste et autres, communiqués par morceaux, ce qui servait à entretenir et piquer la curiosité. On reconnaît les procédés du feuilleton moderne ! Le Neveu de Rameau, dont Goethe eut connaissance et qu’il traduisît en allemand alors qu’on n’en savait pas même l’existence en France, n’avait pourtant pas été envoyé aux souscripteurs de la Correspondance ; c’est de Schiller que Goethe en avait reçu le manuscrit, et Schiller, sans s’expliquer davantage, disait le tenir d’un heureux hasard.


La gazette manuscrite de Grimm parvenait aux souscripteurs deux fois par mois. De longueur inégale, chaque numéro remplit de six à dix pages d’impression de l’édition de M. Tournent. Dans les quelques mois de prospectus que l’écrivain mit en tête du premier, il annonce qu’il rendra compte des livres, des théâtres et des arts, et telle est, en effet, la marche qu’il a suivie, sauf que les arts restèrent en souffrance jusqu’au jour où Diderot vint, pour cette partie, au secours de son ami. Dès les premières lettres nous voyons défiler Voltaire avec son Siècle de Louis XIV, Buffon et son discours de réception à l’Académie, Rousseau et sa Lettre sur la musique, Condillac et le Traité des sensations, les tragédies de Crébillon père et les romans de Crébillon fils. La littérature étrangère, la littérature anglaise, du moins, Fielding, Richardson, Hume, reçoivent leur part d’attention. Les pièces nouvelles n’occupent, dans ces lettres, guère moins de place que les livres. Les théâtres de Paris n’étaient-ils pas comme aujourd’hui l’objet d’un intérêt tout particulier à l’étranger ? La Correspondance de Grimm est une mine de renseignemens sur l’art dramatique de l’époque. Elle marque les créations et discute les talens d’une foule d’auteurs, depuis Clairon, dont notre critique ne goûtait point le jeu, jusqu’à Rancourt, dont il raconte les débuts. Le récit, à distance, en est encore émouvant. « Lorsqu’on vit la plus belle créature du monde et la plus